Journal de Louve #54 Abimée
Désormais abîmée végétale, dommage d’avoir abîmé le monde, une vraie maman dirait ça va passer.
Les feuilles sont mortes. Dans mes paumes. Ca pique un peu quand je consulte mes livres, mais je dois surtout bien apprendre ma leçon.
Je n’y arrive pas, j’ai cette tête rocailleuse de ne pas accepter si je n’ai pas compris. Est-ce que je peux faire comme si ?
Mon torse est effondré. Mes idées bousculées se rangent petit à petit sur l’étagère des jours.
J’ai trop cassé, été violente et je le sais. J’en veux trop au monde pour m’en vouloir assez. J’en veux trop au monde sinon je lui tomberai si fort dessus que je l’abîmerais encore. Je rage par-delà l’horizon pour ne pas m’écrouler. Ne pas me voir dans mes propres yeux car je me trouverais sale, à marcher dans la suie de ce que j’ai fait brûler. D’impatience à vrai dire. A plat ventre, sur le goudron sec, les enfants en allées et venues inquiétés à la récré. Ca serait moche à regarder.
Je lui ai dit Je préfère que cela se passe comme ça.
Je redoutais le printemps. C’est une histoire de tristesse parce que la dernière fois qu’il faisait beau, quelqu’un que j’aime est mort, on m’a tenu la main. C’est une histoire de dette. Je déchire le dessin offert il y a six mois à peine, sans vérifier que je n’aime plus l’auteur, mais je m’en méfie trop pour oser l’affronter.
Saisie à la gorge, je (me) trompe, préfère mentir au monde pour me forcer à expliquer la provenance des malaises. Ils finissaient par flotter comme un paquebot en prenant toute la place dans les espaces où je me rends. J’ai détruit le paquebot et puis les passagers.
Dommage d’avoir abîmé le monde.
Mes idées toutes froissées se remettent à leur place sur l’étagère du lundi, du mardi, du mercredi, du jeudi et du vendredi. Les soirées du samedi, c’est autre chose, c’est trouble. Et le dimanche avant l’école, j’ai encore mal au ventre d’avoir empoisonné et d’avoir, quoi qu’il en coûte à tous les impliqués, gardé mon secret dans les racines. Le pire c’est pour me protéger, surtout, surtout ne pas m’en vouloir assez.
Attention le poison, ça brûle les feuilles, ça brûle les paumes aussi. Mes les racines, ça va aller, une vraie maman dit ça, mais c’est juste pour consoler.
Tout le monde fait comme s’il y croyait. Ce que je crois et si je préfère que ça se passe comme ça, c’est que l’ordre des choses est plus digeste si c’est moi qui paye cette fois pour les fissures. Quand le monde se débat comme un choupisson mou, à cause de vos orgueilleuses bêtises, il y a toujours d’autres pour le recueillir. Ce qui me rassure c’est que pour cette année, je garderai mes ruines. Je n’aurai pas d’endroit où faire parader de fourbes certitudes.
Ce que je voudrais croire en revanche est intact. Je veux que les êtres soient animés de beau, de bon et de sublime. Je pense que c’est toujours le cas. Et ça se passe aussi lorsqu’ils sont blessés, ouverts dans leur lugubre, des plaies partout, le sourire, le secret et même quand ils m’insultent les mains dans les poches.
Je reprends comme si de rien n’était, sauf quelques organes le cœur serré sous ma veste et puis la cervelle s’il m’en reste. Ils résistent ils ont raison, même si ma peine est un poison, énorme comme une baleine. Elle a rempli mes poches à la sortie des classes. C’est un peu lourd le matin quand je pars à l’école. Mais si l’idée me vient, je sèmerai mes cailloux, le lundi, le mardi, tous les jours qu’il faudra.
Maintenant de mes paumes, je recommence à m’appliquer, je veux faire naître de belles choses, celles qui valent la peine. Qui valent la peine que j’ai nourrie avec toi, sans l’avouer.