Un conte de l’Ours
Il était une fois un ours.
Il se levait tous les jours à la même heure. Il avalait quelques cuillères de miel au petit déjeuner, en regardant les dessins animés au programme. Il sortait coiffé d’un chapeau à la mode, un nouveau modèle chaque semaine, toujours très élégant, qu’il achetait dans un des plus grands magasins de la ville.
Il se rendait au travail dans une voiture très chère, un cabriolet bleu, prenant chaque jour le même chemin.
En se garant sur le parking et en claquant la portière, il levait la tête bien haute et prenait l’air indifférent. Il aimait s’imaginer les regards envieux se poser sur lui.
Un jour, arrêté au feu rouge dans son cabriolet, sur le chemin du retour après une longue journée de travail passée à être très important, son regard au hasard se posa sur un morceau de papier collé sur le mur d’une maison. Ce n’était pas véritablement une affiche. Plutôt une petite carte qui aurait pu entrer dans une boite aux lettres, où figuraient les mots écrits à la main, Est ce que tu t’ennuies ? Il n’y prêta pas plus attention, car il lui semblait très simplement que oui, comme tout le monde il devait lui arriver de s’ennuyer … Mais c’était un ours important, il avait beaucoup de choses importantes à faire et beaucoup de travail, alors c’était rare en vérité.
Mais la question de la petite carte semblait ne plus vouloir sortir de sa tête, comme un caillou dans une chaussure, qu’on ne parviendrait pas à faire sortir. Tout au long de la soirée, il ne sut s’en défaire, si bien que son repas resta dans le micro-ondes, et qu’il n’eut pas vraiment envie de regarder les dessins animés.
Le lendemain matin, il concéda pour lui même qu’il devait peut-être s’ennuyer, un tout petit peu, en fin de compte. Il avait, certes, beaucoup de choses à faire, mais peut-être que beaucoup d’entre elles lui étaient bien connues, et qu’il apprécierait d’essayer quelque chose de nouveau. Il pensa qu’aller acheter un chapeau, même au milieu de la semaine, serait peut-être une idée stimulante qui l’aidera à égayer sa journée. Et c’est ce qu’il fit. Il choisit l’un des deux modèles à la mode, celui qui se remarquait le plus et sortit, tête haute du magasin en guettant les regards envieux.
Le remède sembla de très courte durée. Une fois rentré chez lui, il lâcha d’une patte lourde le chapeau sur le petit banc de l’entrée et il s’assit sur une chaise en regardant par terre au croisement des carreaux du carrelage de sa cuisine.
Soudain, il eut une nouvelle idée, et ça lui faisait drôlement envie. Il saisit sa veste, se rhabilla, et se rendit au magasin de voitures.
Il choisit une voiture, plus grande que la sienne. Il la voulait rouge, avec un klaxon qui faisait beaucoup de bruit. La transaction était faite, il pouvait l’emporter tout de suite. Il était tellement fier en se garant dans l’allée de son jardin, mais un peu déçu qu’à cette heure, il n’y ait personne pour le regarder rentrer.
Pendant deux jours, il parla beaucoup de sa voiture, et se sentit très content d’avoir trouvé comment sortir l’idée de la petite carte de sa tête.
Jusqu’à que la question « Est-ce que tu t’ennuies ? » revint un soir devant la télé, pendant l’épisode 25 de la série des Ours à Las Vegas. Il sentit d’abord son poil se hérisser et commença à avoir chaud juste au bout de son museau.
Si payer une nouvelle voiture ne suffisait pas à le débarrasser de cette question pénible, il se demandait bien ce qu’il allait pouvoir trouver.
Il décida que le lendemain, il se rendrait à l’endroit où il avait vu la carte, et ainsi il allait pouvoir dire le fond de sa pensée aux gens qui se permettaient d’importuner les autres avec leurs questions inconfortables.
En sortant du travail, le vendredi soir, il hésita à faire ce qu’il avait prévu. Il gara sa voiture, et en claquant la portière, il regretta un instant le cabriolet bleu. Il se dirigea vers la porte d’entrée de la maison, en longeant le mur, observant d’ailleurs que la petite carte n’y était plus accrochée. Il frappa trois grands coups. Pas de réponse. Réessaya, en vain.
En reculant d’un pas, il aperçut alors un petit écriteau sur la porte : S’il n’y a pas de réponse, c’est que nous ne sommes pas là. Si vous n’êtes pas là non plus, alors, il n’y a personne. Quelle curieuse maison.
Il en fit le tour et entreprit de regarder par la fenêtre. Il frotta à plusieurs reprises pour essuyer la buée avec son poil, et colla son front contre la vitre. Il faisait sombre mais il distingua un salon, avec trois fauteuils dépareillés, une pendule qui n’indiquait pas l’heure et une table basse sur laquelle trônait une plante immobile qui pourtant semblait danser.
Pas grand chose à voir, en somme, mais il se dégageait curieusement une sensation de chaleur et de vie à l’intérieur de cette étrange maison.
L’Ours se demanda ce qui pouvait générer une atmosphère aussi agréable, alors que chez lui, tout semblait si froid. Il fut tenté d’abord de faire un détour par un magasin de décoration avant de rentrer chez lui, mais, où trouver une pendule qui n’indiquait pas l’heure ou une plante qui semble danser ?
Finalement, il rentra chez lui, les mains vides, et marcha durant plusieurs minutes en faisant des ronds sur le tapis de son salon. Un tapis avec de jolis motifs, rose et émeraude qui lui avait coûté, lui aussi, très cher.
Il eut envie de vie, de changement, et de joyeux bazar. Il s’ennuyait du rangé, du fonctionnel, du chaque chose à sa place.
Alors il alla chercher une paire de ciseaux, dans le tiroir de la cuisine. Il découpa dans le tapis à motifs deux petits personnages qu’il alla coller sur son écran de télé. Comme il n’avait pas de plante qui danse, il alla ramasser dans son jardin des brindilles, des brins d’herbe et les attacha en bouquet avec un ruban de ses rideaux. Enfin, il fouilla dans ses factures, pour récupérer un papier vierge sur un côté. Il prit un marqueur et écrivit « Oui, parfois je m’ennuie, et cela me donne des idées ». Il plia le morceau de papier de nombreuses fois, jusqu’à réussir à lui donner la forme d’une fleur.
Vous savez sans doute à qui cette lettre était destinée.