Journal de Louve 2025

Journal de Louve #72 Sage Promise

Lettre ouverte à ce qui m'a rendue sage

La harpie m'a élevée dans une maison fermée. Je suis son empreinte.
A double tour, j'étais. Trop grande pour mon berceau. Elle m'a fait écouter sur un vieux tourne-disque tous les cris des plaintifs, des morts et des vivants. Des années durant.
Je ne voyais que la nuit et nos rares promenades entre les arbres et les ombres consistaient à collecter nos doutes et nos regrets dans un petit panier.
Un jour à débrousser, je trouve un scarabée se nichant de lui-même au creux de ma main. Ravie, je tente en silence de me présenter à lui, seulement avec mes yeux. Le scarabée se tourne en entier vers mon visage, remue amicalement les pattes. Je lui confie l'invitation de le revoir demain.
La harpie déjà, à coups de remue-toi, à grandes enjambées arrive à mon bosquet. Parce que je ne suis pas là pour butiner, arrache le scarabée s'accrochant à ma manche, le jette vivement à terre, l'écrase sous sa chaussure. J'entends les branches craquer sous son sournois talon.
Dans le berceau, au soir, en plus des tons plaintifs craquants sur la platine, j'écoutais mes sanglots.
J'ai été élevée dans une maison fermée, à cultiver tout le plus salissant et à rester dedans.
A double tour on m'a appris à ne jamais savoir être conséconsciente, à être sage promise. A surtout ignorer être quoi que ce soit d'autre. A m'arracher ce qui est beau, aimable et passionnant. Souviens toi, et c'était ma berceuse, souviens toi de la tristesse, ma fille.
*
Je ne suis pas venue te dire que je m'en vais. Évidemment, tu m'en aurais empêchée.
*
Aujourd'hui encore, je fais beaucoup de bêtises, bien moins cependant que lorsque j'ai dû toute seule apprendre à regarder le jour que je n'avais jamais vu. Je fais beaucoup de bêtises quand j'aime profondément parce que j'ai peur de perdre, et aux anniversaires.
*
J'ai regardé plus loin. J'ai vu un scarabée. J'ai ravalé maintes fois le frissonnement craintif au fond de ma poitrine. Le tourne-disque me manquait, toutes les nuits étaient vides. Mais sous la lumière, sous les battements d'ailes, les cœurs tonnants des loutres et chaque goutte de pluie, j'ai cessé de prédire, j'ai seulement nommé. Le monde entier est un biome d'affection qui chante en secret sous les paumes, sous les pattes, les pores et les écailles.
*
Tu ne sauras jamais qu'après avoir vécu de gris jusqu'à avoir grandi, j'ai recherché une personne solaire pour l'aimer plus que tout. J'ai cherché même sous les cailloux et je suis devenue une personne solaire.
Un jour où j'avais besoin d'un ami, j'ai franchis le seuil d'une grotte. Le scarabée est revenu se poser sur ma manche. Mes lacets étaient défaits et il me les as noués alors même que j'aurais pu le faire. C'était plus doux comme ça.
Il s'est tourné vers la cime de la montagne. Je me suis approchée. C'est le jour où j'ai rencontré Renard, j'en ai déjà parlé.
*
Renard n'est pas une personne solaire et il ne possède pas de tourne-disque. Il sait mettre ses pattes dans celles de la nuit, sans trop s'y enfoncer.
*
Grandir c'est commencer à penser. 
*
J'ai inventé des berceuses et je les aies retenues. J'ai appris à jouer de la harpe dessus. Je les chante pour les morts et les vivants, à perte de vue.
*
Être sage ce n'est pas écraser sous sa chaussure un scarabée qu'on vient de rencontrer. Je préfère continuer à prendre le temps de connaître. Être promise ce n'est pas obéir aux pleurs des morts et des vivants dans un lit trop étroit. C'est savoir reconnaître ce que l'on veut préserver, quoi qu'il arrive et qu'on ne laissera personne ni nous prendre, ni détériorer.

Photographie Min Ann sur Pexels

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *