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Habiter le vivant – Suivre les traces de l’amitié

Dans la disparition, on se sent soudain envahi par l’intensité brutale de l’amitié que l’on portait, parce qu’il n’y a plus de destinataire. On se retourne pantois, soudain, on mesure la puissance de cette affection qui découlait de soi, et ça déborde des poches et des pores de la peau.

Louvie

Il y a quelques années, j’ai adopté un chaton noir de deux mois. Je l’ai appelée Paillette. Elle avait le regard franc, le pelage fin et s’est très vite adaptée à l’appartement. Elle était joueuse, affectueuse et montrait sans crainte, dès les premiers jours, un tempérament affirmé. Je me suis rapidement liée d’amitié pour elle.

Une promesse silencieuse

Lorsque nous devenons amis avec un animal, c’est en dehors des mots. Je ne me suis pas demandée pourquoi j’aimais Paillette, alors que je demande parfois à mon amoureux, les soirs où je me sens fragile de me déclarer pourquoi il m’aime au moyen de phrases complexes, argumentées et structurées par des conjonctions de coordination, avec le ton (exercice auquel il refuse systématiquement – à raison – de s’y employer).

J’avais admis, sans m’en faire la remarque, que Paillette avait du bout de ses quatre pattes et de son petit museau, sa manière de me l’exprimer et je n’en doutais pas.

Avant Paillette, j’avais adopté Pixie avec qui le lien a mis davantage de temps à se faire. Craintive et farouche, autant qu’attachante, les comportements anxieux de Pixie ont rendu longtemps le quotidien plutôt compliqué. Je ne savais pas comment la rassurer, lui offrir ce dont elle pouvait avoir besoin. Communicative, pourtant, Pixie tentait de se faire comprendre. Il m’a fallu persévérer, des années dans ma recherche de lien. J’ai demandé conseil, j’ai persévéré pour lui délivrer autrement de l’affection. Aujourd’hui Pixie a cinq ans, c’est ma meilleure amie et nous avons trouvé notre manière d’accorder nos individualités avec beaucoup de plaisir et de paisibilité.

Des promesses silencieuses se tissent lorsque l’on accueille un chat dans sa vie. La première, on va devenir son ami. Et si la liberté, pourtant, chez les humains semble être une condition à l’amitié (on peut rompre ou poursuivre une amitié à sa guise), elle n’est pas de mise dans cette situation. La deuxième promesse est que quoi qu’il arrive, on sera son allié et l’on en prendra soin. Cela semble plus difficile pour nous, humains, que pour eux.

De tous les chats que j’ai eu pour amis au cours de ma vie, tous ont manifesté beaucoup plus spontanément et plus volontairement de l’affection envers moi, que n’importe lequel des humains que j’ai rencontrés et que moi-même, même au risque de ne pas en trouver en retour.

Je me demande encore comment, humains, nous pourrions nous en inspirer dans nos amitiés au sein de notre espèce.

L’amitié avec d’autres êtres vivants semble phénoménologique, elle naît dans la présence, nue. Créée par l’habitude, elle nous amène à aimer l’autre naturellement, sans qu’il nous vienne à l’esprit de souhaiter qu’il change. Nous l’aimons comme il est, admettons sans considérer comme un obstacle notre grande différence, et nous souhaitons à la fois sa présence et son bien.

La grâce de l’imprévisible en même temps que la constance

Cette amitié avec l’autre pour ce qu’il est nous amène à cesse de vouloir contrôler et nous redonne le goût de la surprise de rencontrer l’être pleinement. Lorsque Pixie ou Paillette me sollicite, accepte une caresse ou la refuse, nous devons nous faire à l’innattendu. Le goût du contact s’en trouve hautement sublimé. Lorsque je trouve Pixie contre moi, aujourd’hui au réveil, je me sens privilégiée d’être son amie.

Lorsque Paillette n’avait pas tout à fait un an, son état de santé s’est en quelques jours, généralement détérioré. Le vétérinaire a diagnostiqué une maladie auto-immune, ses globules blancs ne se renouvelaient pas assez vite.

La rupture avec l’état d’esprit des professionnels de ce cabinet m’a percutée de plein fouet : ces derniers m’ont proposé de rentrer à la maison, de laisser Paillette derrière moi et de poursuivre ma vie.

Je suis rentée avec elle et j’ai trouvé d’autres personnes pour l’accompagner. Nous avons réalisé des analyses régulières, nous avons alterné des traitements lourds et légers, nous avons essayé, observé, soigné Paillette en urgence lorsque son état d’un jour à l’autre devenait nous inquiétait, veillé sur elle, médicamenté le matin et le soir.

Paillette a montré à la fois une profondé sérénité et une volonté tenace. Elle vivant paisiblement ses moments de grande fatigue, dormant simplement davantage. Elle était toujours à l’heure pour son repas, avec le même enthousiasme. Elle était affectueuse avec tous les médecins qui s’occupaient d’elle. Mais elle persévérait aussi dans le jeu, s’y reprenait autant qu’il le fallait pour sauter se percher en haut de la commode qu’elle aimait et s’agrippait à la couette pour venir dormir avec moi en m’offrant un regard de ses yeux ronds, luisant sous le halo de la lampe de chevet. Suite à ce diagnostique après lequel je suis repartie avec elle dans mes bras, elle a vécu deux ans, un très joli bonus.

P. m’a dit hier que Paillette avait eu de la chance. Je pense qu’elle voulait dire que d’autres n’aurait peut-être pas, par amitié, pris soin d’elle de cette manière. Lorsque j’en parle le soir à mon amoureux, il me répond : Vous avez eu de la chance toutes les deux.

Dans la disparition, on se sent soudain envahi par l’intensité brutale de l’amitié que l’on portait, parce qu’il n’y a plus de destinataire. On se retourne pantois, soudain, on mesure la puissance de cette affection qui découlait de soi, et ça déborde des poches et des pores de la peau. Je me suis rendue compte à quel point ce lien a compté pour moi. Je raconterai dans un roman un jour en m’en inspirant, ce que cela donne. L’histoire de deux être, deux individus qui se lient, dans une histoire particulière, la leur. Je pense à cette histoire lorsque j’écoute Aurélien Barrau insister – pourquoi le faut-il autant – que les chaque individu à de la valeur en soi. Que respecter les autres espèces, les êtres vivants, ne doit pas être dans une intention de finalité utilitaire, dans ce discours mâché que ce que ces autres espèces apportent à la planète, cela nous est utile et même indispensable. Non.

Vivre de belles histoires d’amitié, du poétique que la rencontre a construite en nous, de chaque expérience singulière de la puissance d’aimer, cela nous est indispensable.

Paillette m’a laissé admirer sa patience et ta tenacité. J’ai aimé profondément sa force tranquille, la sensibilité de son regard et sa présence constante. Je lui ai apporté à la hauteur de ce que je voulais faire pour elle. Aussi simple que cela puisse paraître, l’amitié n’est pas dans une réciprocité matérielle, elle est dans la constance continuelle de l’un et de l’autre à persévérer de manière sincère dans la qualité du lien.

Ecologie sensible

Ces expériences de lien profond avec ces êtres félins, m’amènent régulièrement à me demander ce qui, dans le monde, nous permet globalement de faire fi de ces magnifiques histoires d’amitié, qui nous donnent toujours plus envie d’aimer, qui nous changent à jamais.

Baptiste Morizot écrit que chaque territoire abrite des diplomaties interespèces. Les êtres vivants prouvent par des ajustements subtils qu’ils agissent dans l’intention de cohabiter sans s’anéantir. En captant des signaux, en adoptant des codes de conduite, en s’adaptant, ils prouvent dans leurs attitudes une forme d’éthique silencieuse, organique où aucune loi n’est écrites mais toutes sont respectées par instinct ou par apprentissage :

  • Un loup ne chasse pas au hasard : il lit les signes, comprend les dynamiques, évite parfois de provoquer des conflits qui nuiraient à son clan.
  • Un renard, dans une forêt proche des humains, change ses horaires de sortie, évite certains chemins : il « négocie » avec la présence humaine.
  • Un chien et un enfant, dans une maison, inventent leurs règles du jeu, co-construisent un langage commun.

Baptiste Morizot propose de voir le monde non pas comme un décor figé où vivent les humains et les autres, mais comme un espace habité par une multitude d’espèces, qui coexistent, interagissent, se croisent, se frottent, s’évitent, se comprennent parfois, négocient leur manière de vivre ensemble.

Nous pourrions cohabiter, participer à la beauté du lien dans l’ensemble de ces individus. Trouver notre place, notre manière d’être vivant, sans rien abimer. L’amitié pourrait être vécue, être comprise, comme une forme d’écologie affective. Nous avons la responsabilité, en tant, aujourd’hui que bourreau de réhabiliter le monde non comme un maître, mais comme un hôte parmi d’autres hôtes, d’apprendre la capacité à ralentir, observer, sans forcer.

C’est un art de la cohabitation, une capacité à ralentir, observer, ne pas forcer.


Peut-être n’avons-nous pas encore de mot assez vaste pour cette chose-là. Amitié vient du latin amicitia, lui-même lié à amare : aimer. Ce mot-là ferait l’affaire. Est-il trop anthropocentré, trop mal employé, imprégné de morale et de réciprocité conditionnelle ? Que nous changieons son usage par un glissement de nos comportements ou que nous en inventions un autre, il y a une urgence au magnifique à oeuvrer concrètement à d’autres formes de lien : des formes d’amour non possessif, non verbal, non symétrique.

Il est évident que l’amitié se trouve avec tout son éclat, là où l’on sait et l’on accepte que l’autre ne nous appartient pas. La politique aurait à gagner à en faire l’expérience.

Je vous souhaite de vivre au premier plan dans votre vie, un lien d’amitié aussi fluide et puissant que celui que j’ai vécu avec Paillette. Je vous souhaite de persévérer dans votre recherche d’harmonie et d’ajuster vos manières d’être vivants au point, qu’un jour, vous trouviez dans la grâce d’un moment partagé avec un être unique que cela fait partie de ce qu’il y a de plus précieux, comme lorsque Pixie et moi avons trouvé notre manière de nous adapter l’une à l’autre. Je me le souhaite aussi.

Je rêve que vous me racontiez vos histoires d’amitié, que vous me fassiez part de vos réflexions sur votre place dans l’immense et tumultueuse effervescence du vivant. Que nous rêvions ensemble, de plus en plus nombreux et que nous essayions, jusqu’à parvenir au jour où nous serons les plus nombreux des êtres humains à vouloir prendre soin, sans rien abimer.

Image : Ihsan Adityawarman sur Pexels

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