Corpus #16 Failles subtiles, éloge de la fragilité
Nombre d’objets ou de liens sont si précieux, parce qu’ils sont fragiles. Il est d’importance d’y faire attention et d’en prendre soin, d’anticiper les failles et puis de protéger, puisque lorsque le trésor n’est plus, il n’y a plus qu’à y penser pour le faire encore exister.
Je pense encore à toi, chante Francis Cabrel dans l’album Fragile. Je pense encore à mon amie Paillette, une petite chatte noire a qui l’on a diagnostiqué une maladie auto-immune alors qu’elle n’avait qu’un an. Avec beaucoup d’accompagnement et de soin, elle en a vécu trois. J’ai passé tant de journées auprès d’elle à penser que chacun de ses souffles pouvait être compté.
Paillette est de ce qui m’a appris à écouter pousser les fleurs, à vivre intensément des temps auxquels j’étais accrochée dans le présent. J’avais l’impression d’être au premier plan de la vie, qu’on n’y voyait que moi tant je vivais fort. J’ai appris de la peur de perdre à habiter le vivant, à rire aux larmes de m’asseoir auprès d’elle et d’être son amie. Je ne faisais rien de particulier, ou plus tout l’était, quoi que je fasse, parce qu’elle était là et que je n’avais plus que jamais vécu le sentiment de n’avoir rien d’acquis, rien d’infini mais tout indéfini. C’est ce qui est si insaisissable avec les failles, on ne sait jamais lorsqu’elles atteignent leurs dernières forces. Les failles tiennent bien en place, une durée qu’on ne peut jamais estimer avec certitude. Et puis un jour, un instant, un coup sec, elles craquent. Et tout bascule, englouti, les mains vides. Crac.
Paillette était ce que j’ai connu de plus fragile et ce qui m’a été donné de prendre soin avec le plus de délicatesse. Je pense encore à elle.
Pour ne pas qu’on m’oublie
Moi c’est Io, @moi_cest_io
Les failles sont autant de petites stries que l’on a sur le corps, de petits coups de crayons de l’illustrateur de Io. Parfois on les conserve, comme dans un musée. Il faut dire que si elles ont la personnalité du livre Moi c’est Io, on comprend qu’on les garde et même qu’on les imprime, qu’on les sublime. Les mélancoliques apprécieront.
Ces petites failles œuvres d’art, on en tombe amoureux, c’est souvent ce qui nous donne envie d’embrasser l’autre sur ses cicatrices, de le prendre dans ses bras, sans le serrer trop fort pour ne pas l’abîmer. On aime intensément les défauts, les gribouillages de la vie des autres, ses affaires sales dans lesquels il s’est mouché des blessures du passé. On l’aime avec et pour ça.
C’est marcher sur un fil. Parce que l’autre a envie d’être aimé en entier, pourtant dans son discours si on le lui dit trop que l’on aime ses défauts, ses blessures et toutes ses sales journées, il pourrait y rester. C’est une abîme dans laquelle on peut tomber, le puits infini des failles de l’autre. On peut aller mal aussi et continuer longtemps à cultiver ses failles, pour qu’on ne nous oublie pas.
On peut aussi les cacher, se taire et attendre qu’on nous trouve.
Elle n’a rien dit
Je te nous aime, d’Albane Gellé
Et le silence est là, comme un habit. On prend l’habitude. On a mis tous les bruits dans une boîte d’allumette. De temps en temps, on soulève le couvercle.
C’est très dangereux les failles quand elles sont silencieuses. Même si elles sont très belles. Parce qu’on habite un monde entier par le dedans, un monde que n’importe qui peut vite écraser et puis marcher dessus, jusqu’à tout piétiner.
D’où viennent les dangers ? demande Albane Gellé.
Je crois qu’ils viennent des sourds. De ceux qui étourdis par leurs failles autant que par leurs puissances oublient qu’ils sont entourés de poèmes. Ils disent souvent qu’ils n’ont pas vu, mais ils n’ont pas regardé.
Les histoires de silence, pas à lui, d’accord ?
Je te nous aime, Albane Gellé
Et il y en a, parmi ces poèmes, certains qui ne parlent pas. Des poèmes qui dorment.
Quand il dort se sent si seul, écrit l’autrice dans son livre gris.
(Mon exemplaire a moi, je l’ai posé sur une étagère que je venais de peindre en bleu. Il a des tâches qui désormais n’appartiennent qu’à lui, je l’aime ainsi.)
Qu’en faire de sa solitude ?
Le problème du silence, c’est qu’il finit par faire pression sur le couvercle quand il est bien trop fort. Et personne n’a envie d’être seul toute sa vie. On ne va pas s’exclure de soi-même et laisser les autres nous jeter dehors parce qu' »on n’avait qu’à le dire qu’on abritait un monde à l’intérieur de nous », alors un jour, on va se battre, on va reprendre confiance. Enlever le couvercle, sortir de son bocal.
Souvent, ça fait des dégâts. La rouille se détache mais ça tire sur la peau et ça arrache les plaies. Est-ce qu’on peut accuser les autres pour ses failles ? Certes, il faut les soigner. Mais un jour, il faudra aussi apprendre à s’exprimer, on essaye d’abord, on balbutie, on parle plus fort, parfois on crie et oups, on leur hurle dessus. Il faudra dire aux autres de toute façon, même pas très bien, que s’ils ont pris l’habitude de passer par là, ils devront arrêter désormais de marcher salement sur nos poèmes. Ils n’ont jamais eu le droit, en théorie, mais ils l’ont pris et depuis ils trouvent ça normal. Ca ne va pas leur plaire, ça va secouer leurs failles, et faire des bruits qui coupent et qui saignent un petit peu.
On peut leur indiquer de prendre une autre route, puisque celle qu’on avait prêté sans consentement est désormais de nouveau fréquentée, et selon la surdité des êtres, on peut aussi cesser de croiser leur chemin.
Il a fait un bruit de verre en elle et puis elle est partie.
Je te nous aime, Albane Gellé
Sourire et se briser la glace
Ci-gît l’amer de Cynthia Fleury
Alors c’est la rancœur, quand on sort du bocal ou de la boîte d’allumettes, et le ressentiment. Les failles en négatifs vont laisser s’illuminer ce qui est solide et ce qui est puissant. Ce sur quoi l’on peut se révéler.
Le souffre au bout des doigts, des lèvres, un peu partout, on va voir si on a la discipline personnelle de se retenir de tout cramer. On avance, on grimpe, on progresse sur ses failles et pourtant en même temps on a la sensation de creuser plus profond. On découvre de nouvelles fragilités souvent insoupçonnées. C’est ça souvent, les failles, on connaît qu’elle sont là, on n’appuie pas dessus, du coup, on en sait véritablement très peu sur leur identité, leur forme, leur profondeur et puis sur leur texture.
Lorsqu’enfin on sort de sa coquille on a l’impression d’enfiler un manteau qui n’a plus ni capuche, ni manches, ni même vraiment de tissus. Mais on y va quand même, parce que l’on veut parler. Va-t-on condamner à hauteur de tout ce que nous failles nous ont fait endurer ? Va-t-on projeter notre ressentiment à la figure des autres, peu importe lesquels ?
Au début peut-être, le temps de se défendre. Mais après quelques essais, on verra, qu’on peut se protéger sans enfiler d’armure.
En fait, habiter ses fragilités, ça n’a rien à voir. Il s’agit de sourire, d’écrire, de danser et de briser sa propre glace. Réchauffer son enveloppe aux cœurs des plus aimants, mais de ceux qui aiment bien. Ou plutôt aux cœurs de ceux dont on apprécie la manière de nous aimer.
Le ressentiment est une faille dont il est bon de sortir et de ne plus retrouver.
Il y a des failles auprès desquelles il n’est pas bon de rester car, tel un abîme, elles aspirent, attirent par l’ampleur de leur vertige.
Cynthia Fleury
Alors, reprendre chemin, ne jamais rester lassée de la vie, toujours trouver du nouveau dans sa manière de percevoir. S’émerveiller. Garder auprès de soi, tout au fond de sa poche la pensée que les choses peuvent toujours être autrement, incommensurablement, que ce que l’on peut imaginer, la seconde d’après. Puisque des failles volatiles autour de nous vont basculer. En un instant. Et transformer.
Sans rien abimer
Comment vivre avec le regard des autres ? de Bérénice Bejo et Hugo Marchand
Une vraie rencontre humaine, c’est aussi un certain danger.
Comment aimer nos failles, continuer à prendre soin d’elles, à les accompagner (si l’on admet qu’elles restent), sans laisser de nouveau d’autres nous piétiner, marcher sur nos poèmes, nous faire devenir muets ?
Comment éviter de se condamner à des va-et-viens entre tout supporter et s’isoler, profondément à double tour ? Menacer de jeter la clé, encore, si les sourds persévèrent à vouloir nous écraser sur leur passage parce que leur liberté ne s’arrête pas devant les failles des autres ?
C’est ainsi que je construis ma propre maison, avec une porte et quelques fenêtres que je peux ouvrir ou fermer. C’est moi qui choisis qui j’invite à entrer.
Ca m’est arrivé plusieurs fois de passer un mauvais moment, de me dire que c’était nul, et une fois la représentation terminée, je me rendais compte que les gens ne s’en apercevaient pas.
Bérénice Bejo
Il y a un décalage énorme entre ce qu’on donne à voir et ce qui se joue en nous.
Hugo Marchand
Tous les êtres ne nous piétinent pas. Certains savent écouter pousser les fleurs, écouter les mouvements, apprécier notre façon d’habiter le monde jusqu’à ses brèches. Et s’ils ne les perçoivent pas, ils leur tient à cœur de se pencher pour essayer de mieux entendre.
D’autres, lorsque collusion se fait, sont en délicatesse. Ils nous mélangent à eux, demandent la permission, nous les mêlons à nous, rencontrons leurs souffles et tout l’univers qui bouillonne dans leur ventre, dont on ne perçoit d’où on n’est que d’infimes bruissements. Il est de ces êtres qui s’approchent très près et nous rendent visite, sans jamais rien casser. Ils ont à cœur de nous laisser intact et savent aimer nos failles, sans jamais les juger. Et puis savent nous aimer de la même manière lorsque ces mêmes failles auront changé.
Parfois même, la visite de ces êtres doux, apporte dans cet espace créé entre l’autre et soi quelque chose de sacré. Une alchimie se produit, une qui nous fait éclore. On préfère qui l’on devient lorsqu’ils sont passés. On se plaît encore plus dans les yeux de cet autre dans lequel on se voit comme on ne se savait pas. Nos failles ne sont plus toutes de la forme qu’on pensait, et lorsqu’on se retourne, certaines s’en sont allées.
Danser avec quelqu’un, disait Hugo Marchand, c’est un peu comme faire l’amour. Pour sublimer vos failles, rapprochez vous seulement des gens avec qui le jour, votre esprit peut danser, et la nuit faire l’amour, ou du moins s’en parler, sans rien n’y abîmer.
Alors on peut enfin vivre et vivre fort, dans la solitude lorsque cela nous plaît, et puis dans la rencontre. On éclatera de rire, de joie et de colère, mais jamais contre l’autre. On s’écoutera pas à pas, diapason, on se prend dans les bras et là on n’a pas peur de se serrer plus fort, ça n’abimera personne puisque chacun sera suffisamment heureux, et ça fera tant de bien de pouvoir enfin être si près.