Roman de l'avent

Le repaire de glace – Chapitre #21

Chapitre 21 – Un monde entier

— Merci à tous d’être venus plus tôt, dit Franck.

Léo baille et s’étire.

— Fallait le dire qu’il y aurait des croissants, ça m’aurait aidé à sortir de mon lit.

Hélène fait passer les tasses de café pour que chacun de nous en ait une.

— Joli collier, plaisante Hélène en évoquant leur cadeau.

Je jette un regard étonné à Niels, je me demande s’il est déjà-là depuis plusieurs heures pour faire les croissants. Il pose un regard appuyé sur mon cou. Je porte la main au pendentif.

— Les temps forts de l’hiver ont été un succès et je vous en félicite, énonce Franck, solennellement.

Il tire un bout de son croissant pour l’arracher, se brûle les doigts, secoue sa main et repose le croissant sur le comptoir.

— Il nous reste un dernier défi, et pas des moindres.

— La sélection, dit Léo.

— Oui.

Franck met le bout de croissant dans sa bouche et mâche lentement avant de reprendre.

— Nous avons déjà finalisé la décoration du café qui donnera un cadre très valorisant pour recevoir le jury. Maintenant il va falloir nous montrer à la hauteur sur l’ensemble des critères.

Franck dégluti et poursuit d’une traite.

— Pour le caractère professionnel, il va de soi que la posture sera d’importance. Léo et Hélène vous serez en première ligne. Veillez à tous avoir une tenue sobre et élégante le 23, c’est toujours important. Sur le plan strictement alimentaire, Niels, nous finaliserons les détails entre nous. Il reste la dimension conviviale. Le jury attend des partenaires de Blues en Hiver une capacité à créer du lien et à participer à la dynamique fédératrice du festival énonce-t-il en reprenant ses notes. Je pense que nous avons tout à gagner à nous montrer chaleureux, mais je voulais vous en reparler, notamment en ta présence Livia.

— Je vois, dis-je en reposant mon croissant.

— On va tous être stressés, blague Léo. Compliqué de faire convivial avec un jury en costume trois pièces et une tête de six pieds de long.

— Il n’a pas tord, dis-je. Je doute que l’on puisse montrer notre naturel convivial dans un café vide, en la seule présence de personnes qui nous jugent.

Hélène et Franck confirment, découragés.

— Ils auraient du venir au Marché de Noël, renchérit Léo. Au moins, il y avait du monde, ils auraient bien vu qu’on est sympas et ils auraient pris l’ambiance !

— C’est ça, dis-je. Léo a raison.

Léo m’interroge du regard.

— Le 23 sera un lundi, mais on devrait exceptionnellement ouvrir le Repaire au public. Si l’on communique, d’ici là, on pourrait avoir un peu de clientèle. Pas trop pour ne pas gêner l’épreuve de sélection, mais un peu pour que le jury puisse nous voir en relation avec les clients dans des conditions réelles.

Niels hoche discrètement la tête en signe d’approbation.

— Alors c’est ce qu’on va faire ! décide Franck. Livia, tu peux t’occuper de diffuser l’information que le 23 décembre, le café sera ouvert.

— Oui, c’est une bonne idée, dit Hélène.

Léo sourit et pose une main sur mon épaule.

— Oui, ça peut marcher, dit-il, en hochant la tête. Si on s’en occupe bien, ça pourra faire la différence.

— Comment ça ? je demande à Léo.

— Tu l’as dit toi-même Livia, explique-t-il avec assurance. Il faut être sûr de bien gérer le flux de gens. Vu que c’est plus mon truc de gérer la relation clients que toi, je vais t’aider à organiser ça. On fait une bonne équipe tous les deux.

Il ajoute en prenant un air supérieur.

— Et puis, moi, j’ai l’habitude de la relation aux clients.

Je cligne des yeux et détourne le regard. Mes membres se contractent. Je tente de prendre du recul et d’envisager que j’ai peut être mal compris.

Franck frappe dans ses mains, signe que chacun va retourner à ses missions. Il me rattrape.

— Livia, Niels va réaliser des prototypes de tout ce que l’on va servir lors de l’épreuve, cette semaine. Je compte sur vous pour travailler ensemble. Tu auras peut-être besoin de photos en cuisine ou des réalisations des plats pour les réseaux sociaux.

Je déclare avec sérieux :

— Oui, tout à fait.

Je me lève pour aller retrouver mon fauteuil préféré. Léo me prend la main et me dit :

— Tu pourrais peut-être me prendre en photo aussi pour ta com’ pendant le service.

Je le regarde froidement et dégage ma main.

— Je te dirai si j’ai besoin. Mais, merci.

Je regrette immédiatement d’avoir été polie. J’aurais du lui dire de se mêler de ses affaires. Je sors sèchement mon ordinateur et ouvre mon planning de communication pour y intégrer de nouvelles publications liées à l’ouverture exceptionnelle du 23 décembre.

Je sors une feuille et un crayon de papier pour réaliser une carte mentale et trouver ce qui donnerait envie aux personnes de venir le jour de la sélection. J’écoute distraite ma liste de morceaux pour me plonger dans l’inspiration.

Je repasse plusieurs fois sur les mots Magie bleue. Dans l’univers féérique que l’on a créé au Repaire, je pourrais aller vers une ambiance hivernale axée sur la nature et sur la poésie. On pourrait projeter une vidéo continue de grands espaces naturels. Le but serait de créer une immersion complète et qui amènerait le jury à se projeter. Je pourrais rappeler Alizée pour exposer ses imprimés de bleu pour l’occasion. Il me manque toutefois la dimension musicale. Je peux remettre la liste de chansons de ma sélection, mais ce serait génial d’avoir quelque chose de plus vivant.

Je frappe à la porte de la cuisine.

Niels me regarde à peine entrer, passe une main dans ses cheveux et reprend son fouet en main. Franck passe une éponge sur le plan de travail.

— Franck, j’appelle, est-ce qu’il nous reste un peu de budget pour cette année, que l’on pourrait utiliser pour le 23 décembre ?

— C’est dans une semaine Livia. Tu penses pouvoir faire venir quelqu’un ?

— Peut-être. Combien on a de budget ?

— Pas beaucoup. Peut-être 200 ou 300€. Mais c’est vraiment le maximum. Tu vas pouvoir te débrouiller ?

— Je vais essayer.

Je retourne dans mon fauteuil, empoigne mon téléphone. J’appelle Malone.

Je raccroche et me rue vers la cuisine.

Je frappe en même temps que j’avance, impatiente d’annoncer la nouvelle. Niels est seul dans la cuisine devant le four.

— Franck n’est pas là ?

Il secoue la tête.

— Heu … Il va revenir bientôt ?

— Je ne sais pas, répond Niels, imperturbable. Je crois qu’il passe un appel mais je ne sais pas où il est allé.

— Ah, dis-je en observant Niels verser une pâte rose dans des moules de petite taille.

Niels me sourit.

— Tu as l’air d’avoir une bonne nouvelle à lui annoncer.

— Oui, dis-je, enthousiaste de m’en rappeler. Malone accepte de jouer un set d’une demi-heure le 23 décembre lors des sélections. Je me disais qu’on pourrait ouvrir un format jam ou scène ouverte pour compléter. Cela amènerait le jury à se projeter dans l’ambiance de Blues en hiver.

— Oui, apprécie-t-il. C’est une bonne idée.

Il tient son plat dans une main, sa spatule dans l’autre.

— Pardon, Livia, tu veux bien me passer l’autre moule qui est en face, s’il te plaît ?

Je m’avance, prends le moule et le dépose sur le plan de travail.

— Merci.

J’ai moi aussi envie de lui dire merci. Je ne sais pas trop pourquoi.

— Niels, je lui demande.

Il lève un instant la tête et continue à remplir les moules à gâteau.

— Le cadeau, samedi … Le collier de lune, c’est toi qui en as eu l’idée, n’est ce pas ?

— Oui, dit-il.

Je reste debout à regarder sa spatule faire glisser le fond de la pâte.

Il me sourit.

— Franck cherchait un cadeau pour te remercier de ton implication. Lorsque je suis passé au stand d’Alizée, vous étiez en train d’en parler. Ca tombait bien.

— Ca tombait bien, je répète en tripotant machinalement le pendentif.

Je laisse aller mon regard sur ses mains, remonte le long de ses bras et suis une nouvelle fois la courbe des épaules à son cou. Je m’arrête un instant sur sa bouche.

— Je me suis trompé ? demande-t-il en levant les yeux vers moi.

Je recule, m’apprêtant à partir.

— Non, pas du tout. Merci Niels, c’est sympa de ta part.

Il ne me l’aurait jamais dit si je ne le lui avais pas demandé. Léo n’aurait jamais eu cette discrétion. Je me pose une main sur ma bouche, coupable de me faire cette réflexion.

Mon téléphone vibre, je décroche en sortant de la cuisine.

— Coucou Livia, dit Constance.

— Salut, comment vas-tu depuis samedi ? je réponds en reprenant l’air enjoué.

— Ca va, je te remercie. Et toi, bien reposée ?

— Oui, dis-je en regagnant mon fauteuil et m’y asseyant en tailleurs.

— La journée est passée très vite et on n’a pas trop eu le temps de discuter. En tout cas, je voulais te remercier de m’avoir accueillie samedi. J’ai fait une super journée.

— Tu as fait une très bonne impression à un bon nombre de clients, aussi, je lui réponds. Merci à toi d’être venue.

— Avec plaisir, rappelle-moi quand tu veux.

Je consulte l’écran de mon ordinateur.

— Au fait, Livia … reprend Constance. Tu ne m’as même pas dit que tu avais un auteur local comme collègue.

Je déglutis.

— Comment tu le sais ?

— Une cliente de ma librairie, ce matin est venu acheter son livre. Elle m’a précisé qu’elle connaissait l’auteur et qu’il était cuisinier dans un café culturel du coin nommé Le Repaire, plaisante-t-elle en appuyant sur les mots.

— Ah, c’est drôle, le monde est vraiment petit.

— Comme tu dis.

J’enroule une mèche de mes cheveux autour de mon index et tente de prendre un ton naturel :

— Tu l’as lu son livre ?

— Oui, un ovni littéraire comme j’aime ! Il agence philo, poésie et conte pour enfants. Le type doit être super intéressant, non ?

— Heu oui, assez, dis-je sans oser faire plus de commentaire.

— Il ferait des dédicaces ? J’adorerais le recevoir à la librairie.

Je pense répondre que ce n’est pas trop son genre. Après réflexion, je n’en sais finalement rien.

— Je lui demanderai.

— Merci, ce serait trop bien. On se recontacte après les fêtes ?

— Oui, bien sûr. Tu prends des vacances ? Je voudrais passer te voir pour acheter mes cadeaux.

— Je vais fermer entre Noël et le jour de l’an. On va partir avec mon conjoint, faire Noël rien que tous les deux en Norvège.

— C’est super, dis-je en imaginant les étendues naturelles enneigées. Ca doit être merveilleux pour les fêtes, et d’y aller avec la personne qu’on aime.

Je pense à Niels, son nom de famille a une consonnance nordique.

— Oui, ça va être génial. Et vous, vous passez les fêtes en amoureux aussi ?

— On n’en a pas encore vraiment parlé … dis-je, mal à l’aise.

Je sens mon ventre se serrer, cela deviendrait presque une crampe.

— Tu me raconteras, dit Constance. A bientôt, et passe de bonnes fêtes !

— Oui, merci, toi aussi. A plus tard.

Je raccroche et appuie mes mains sur mon ventre en laissant mon visage perdu balayer l’extérieur gris. Un oiseau solitaire se pose sur une branche. Il est bleu. Ca me fait sourire.

Léo s’assoit sur l’accoudoir de mon fauteuil.

— Alors, ça avance ? demande-t-il en croisant les bras.

— Pardon, Léo, je lui dis, tu viens inspecter mon travail ?

— Le prends pas comme ça, princesse, plaisante-t-il. Je passais parce que tu me manquais. Et aussi pour te proposer mon aide.

— Parce que tu as l’habitude de la relation aux clients, je lui rappelle d’un air plus offensif.

— Oui, répond-t-il en haussant les épaules, sans avoir l’air de comprendre.

— Et moi, pas, je demande ?

Il lève les sourcils, surpris.

— Purée, Léo. C’était quoi cette remarque tout à l’heure sur le fait que tu vas m’aider pour que je fasse les choses bien ? J’ai géré un bar culturel, tu vas te rentrer ça dans la tête ?

Il me caresse les cheveux.

— Oui, je sais Livia. Je voulais juste dire qu’ici, je connais les clients, et toi tu viens d’arriver alors je te donne un coup de main.

Je tourne la tête.

— J’ai fait venir plus de monde ici en deux semaines que toi en une année, je rétorque. Bon sang mais tu peux me laisser faire mon travail sans penser que j’en suis moins capable que toi ?

Léo pose un genou à terre devant mon fauteuil et prend ma main qu’il recouvre de la sienne.

— Liv’, me dit-il, tu n’as pas compris. Je veux juste t’aider pour que les choses se passent bien pour toi.

— Alors arrête de m’expliquer comment je dois faire mon travail ! dis-je en retirant ma main.

— S’il te plaît, j’ajoute en le regardant dans les yeux.

Il crispe son sourire et je me demande comment je pouvais ressentir une telle attraction pour lui il n’y a encore que quelques jours et une telle envie de m’enfuir maintenant.

— Vraiment, je ne te comprends pas, reprend Léo, nerveux. J’ai l’impression que quoi que je fasse, en ce moment ça ne te convient pas.

Je me mords les doigts. C’est peut-être vrai.

— J’essaie de t’aider, d’être présent. Tu m’as demandé plus de temps et j’ai écouté ce que tu m’as dit. Alors explique moi ce qu’il faut que je fasse, ce sera plus simple.

Je laisse passer un temps pendant lequel il pose sur moi un regard impatient.

— On ne va pas se parler de ça ici, je dis. Allons dehors.

Nous attrapons nos manteaux et sortons. Hélène nous interroge du regard en nous voyant passer. Je lui fais signe que l’on revient vite.

Je frissonne en sortant et m’entoure de mes bras. Je m’adosse au mur de la cuisine.

— Je t’ai déjà expliqué Léo. Je ne sais pas quoi te dire, je suis désolée …

Je réfléchis un moment en tortillant mes mains.

— Tu penses que je vais me contenter de ça ?

Je soupire et m’apprête à lui répondre, mais il enchaîne.

— Livia, je suis là pour toi, je prends soin de toi, je te propose un relais. Tu travailles beaucoup, si tu n’arrives pas à tout gérer, c’est normal. Tu peux te reposer sur moi. On fait équipe, non ?

Je prends une brève inspiration, Léo suspendu à mes lèvres attend ma réplique. Je me redresse, relâche mes épaule et lui dit fermement :

— C’est toi, Léo qui voudrait que je ne sache pas tout gérer pour que tu puisses me venir en aide. Ce n’est pas ma vision d’une équipe ! Arrête de vouloir absolument faire les choses à ma place et écoute moi.

— Je ne fais que ça t’écouter, rétorque Léo acerbe, mais tu as toujours de nouvelles exigences. A certains moments tout va bien et puis tu t’emportes parce que je te proposes mon aide.

— C’est bien ça le problème Léo, dis-je en levant mes paumes, tu ne me proposes pas, tu m’imposes ton aide. Tu me coupes la parole, tu me dis comment je dois faire les choses, y compris lorsque je suis plus que toi qualifiée pour le faire.

Je radoucis le ton et murmure :

— J’ai l’impression que tu ne me crois pas capable et que je ne peux pas te parler de choses qui sont importantes pour moi.

— Comme quoi ?

Je secoue la tête.

— Tu vois, insiste-t-il, si tu n’essaies même pas, ce n’est pas la peine de dire que je ne peux pas comprendre ou que je ne peux pas t’écouter.

J’hésite, je le regarde secouer nerveusement sa jambe.

— Comme le fait que je souhaite à nouveau gérer un établissement et que ça ne te plait pas. Ou lorsque je te parle des détails sur les évènements et que tu minimises.

— Parce que tu veux foncer tête baissée alors que tu viens de te faire avoir par un enfoiré de première, en beauté en plus. Et toi, tu es prête à recommencer ? Tu prends pour argent comptant tout ce qu’on te dit à penser que tout le monde a de bonnes intentions envers toi. Les petits flocons trop mignons que Niels met sur les sapins, le copain super sympa qui fait de la musique trop cool …

— Léo, dis-je, arrête de parler comme ça.

Il monte le ton, exaspéré.

— Parce que dans le monde de Livia, on parle gentiment et il ne faut pas dire du mal des gens. Mais Liv’, c’est moi qui t’ai aidé à t’intégrer ici, tu crois que les gens agissent avec toi gentiment par pure bienveillance ?

— Dis moi pour quelles raisons tu penses qu’il agissent, alors.

— Je te fais un dessin ? raille-t-il.

Comme je ne réagis pas, il ajoute :

— Pas intérêt, Liv’. Ils agissent pas intérêt.

Il balaye l’air de sa main dans ma direction.

— Tu ne te rends pas compte, je murmure. Ce n’est pas quelque chose de mal de faire confiance aux gens. On peut à chaque moment choisir de continuer ou de reculer.

Léo se redresse, sur la défensive.

— C’est toi, tu ne te rends pas compte de ce que je fais pour toi, rétorque-t-il. Depuis le début, je suis là, je te soutiens, je te présente des personnes sympas.

— Je ne t’ai rien demandé. Et ça m’étouffe Léo. Tu veux toujours tout ramener à toi. En réalité, mes évènements je les ai créés toute seule, j’ai assuré la communication, j’ai commencé à nouer des relations. Et je n’ai pas eu besoin de toi.

Ma remarque le blesse, il détourne le regard et baisse les yeux vers le jardin.

Léo s’apprête à répondre, mais je termine ce que je souhaite lui dire.

— En réalité, tout ce que tu crains tellement pour moi et les raisons pour lesquelles tu voudrais tant me protéger, c’est simplement ta manière d’agir à toi. Tu agis dans ton intérêt. Tu fais partie des personnes qui se sont rapprochées de moi pour des raisons pour lesquelles je ne te fais pas de dessin. On s’est entendus parce que je répondais à tes attentes. Depuis qu’on sort ensemble, tu est jaloux et possessif et tu veux que j’agisse à ta façon, d’une façon qui te valorise, toi.

Il serre les poings, visiblement à bout.

— Je vois surtout que tu t’éloignes, lance-t-il, la voix un peu tremblante. Et ça me rend dingue. Je ne sais même plus comment te parler sans que tu ne t’énerves. Ce n’était pas comme ça, avant. Je ne suis plus sûr de savoir si tu veux être avec moi.

J’hésite et puis je lui dis.

— Dans ces conditions, non, je n’en ai pas envie.

Léo me fixe, interloqué.

— Ca ne marchera pas, ce n’est pas ce que je souhaite. Je ne peux pas continuer à me sentir comme ça.

Léo s’approche de moi. Je prends mon courage à deux mains et me redresse pour lui faire comprendre qu’il doit s’arrêter à distance.

— Mais tu baisses les bras avant même d’essayer ! s’écrie-t-il.

— On essaye. C’est ce que l’on fait depuis le début, et on ne se comprend pas.

Il secoue la tête, l’air de ne pas y croire.

— Alors quoi ? C’est tout, tu me largues comme ça et on fait comme si de rien n’était ? Sur un coup de tête.

Il tend la main vers moi. Je ne la prend pas.

— Ce n’est pas un coup de tête Léo, j’ai déjà réfléchi et …

— Et tu n’as pas cru bon de m’en parler avant ?

— J’avais besoin de mettre mes pensées au clair.

Léo reste silencieux un moment, comme s’il cherchait quoi répondre.

— Tu sais quoi ? Tu as raison, fini-il par dire, froidement. Je vais te laisser tranquille. Je m’en voudrais d’insister et que tu me trouves encore oppressant.

Il se détourne brusquement, et laisse échapper un râle de colère. Sans attendre de réponse, il rentre à l’intérieur en claquant la porte vitrée. Je me doute que tous les clients l’ont remarqué.

Dos à la salle, je mets en page mes publications pour donner envie aux clients de venir pour la journée Magie bleue, comme j’ai renommé le jour de la finale. Je suis contente que Franck ait validé la proposition avec tant de confiance. Pourtant, mon cœur n’est pas à s’emballer. Je mets une énergie folle à me reconcentrer à chaque bruit de couverts débarrassés et dès que j’entends la voix de Léo prendre les commandes des clients.

J’ai peut-être été trop dure et trop intransigeante. Et si Léo avait raison lorsqu’il dit que je n’ai pas assez essayé ?

Je passe la main sur mon ventre, comme s’il pouvait me souffler à l’oreille la vérité. Je sens revenir les palpitations de papillons. Je détend mes épaules. Je n’ai pas envie d’une relation où j’ai aussi souvent l’impression de lutter pour assurer ou défendre ce qui compte.

Je me focalise encore une fois sur la création de mon affiche. Je la décline en visuels numériques et je publie la première annonce.

Je regarde l’heure et estime la volume de travail que j’ai fourni. C’est peu.

Je m’accorde une pause en essayant de me rassurer. Je vais faire de mon mieux malgré les circonstances qui ne sont pas les plus idéales.

En me levant pour aller me servir un café, je croise le regard de Léo. Il fronce les sourcils et retourne son regard sur la table qu’il essuie avec application. Ma poitrine se serre. Je me revois dans ses bras sur la piste de danse, aspirant son parfum. Je suis incapable de refaire surgir ce que j’éprouvais à ce moment-là.

Mon téléphone vibre, pendant que je le café coule. J’attrape l’anse de ma tasse d’une main et de l’autre, je regarde l’écran. Ma tasse vacille. Je lis Victor, en destinataire, hésite à ouvrir le message. Mes yeux passent du café à l’écran. Je l’ouvre.

J’ai vu ton évènement pour le jour de la finale. Je viendrai te soutenir. Sans rancune ?

Ma respiration se bloque. Je tente d’inspirer. Un nœud dans ma gorge bloque le passage de l’air. Je contracte les épaules, serre les poings.

Je pose ma tasse sur le comptoir et passe la porte vers l’extérieur.

Je m’adosse au tronc d’un arbre et me laisse glisser jusqu’à son pied. Je m’entoure de mes bras, moins pour le froid pour pour me consoler. La gorge nouée, je me retiens de hurler.

La poignée de la cuisine craque, je vois sortir Niels, qui fait rouler sa cigarette entre ses doigts.

— Journée compliquée ? demande-t-il avec un sourire compatissant.

— Oui, c’est ça …

Il tire plusieurs fois sur sa cigarette. Je regarde des brins d’herbe à mes pieds frémir sous le vent.

— Dis moi, Niels, si Stones c’est lié au groupe, ton vrai nom, il vient d’où ?

Il m’adresse un regard étonné et laisse tomber la cendre de sa cigarette dans le cendrier.

— C’est important maintenant ? taquine-t-il.

Je hausse les épaules.

Il s’accroupit à côté de moi et me dit.

— C’est un nom danois. Skov signifie forêt.

Je prends le temps d’apprécier l’information. Je poursuis.

— Tu fêtes les fêtes de fin d’année ?

Il secoue la tête.

— Traditionnellement, on le fête dans ma famille. Mais cela fait plusieurs années déjà que je n’y suis pas allé. Mes parents et ma sœur sont au Danemark, explique-t-il logique.

J’écoute silencieusement. Je me demande s’ils lui manquent mais je ne pose pas la question.

— Je fêterai le nouvel an avec des amis.

Je regarde en coin ses cheveux tomber sur sa joue.

— Et toi ? demande-t-il en croisant mon regard.

— Comme je n’ai pas de vacances, j’ai dit à mes parents que je ne viendrai pas cette année.

Je joue avec mes doigts.

— Ils vivent dans l’est.

— Ils te manquent ? demande-t-il

Je souris.

— Oui, un peu, dis-je d’un air évident. En même temps ça me soulage un peu de ne pas y aller. Ma mère devient militaire parce qu’elle veut que tout air l’air parfait et mon père se mettra en quatre pour lui faire plaisir et pour éviter qu’elle se mette en colère.

— Je vois tout à fait, dit-il amusé avant de tirer une longue bouffée sur sa cigarette.

Il tourne la tête pour expirer la fumée de l’autre côté.

— Je serai avec Givre, dis-je.

Et m’imaginer le petit Givre courir avec les boules du sapin me remet de bonne humeur.

— Je vais retourner bosser.

Il se relève et me tend la main. Je lui donne la mienne et il tire pour accompagner mon mouvement.

— Merci, dis-je en époustant mon pantalon.

— Courage, Livia, tu en as à revendre !

Je relève la tête, il est toujours en train de me regarder.

Je répète.

— Merci beaucoup.

— Tu ne crois pas qu’il faut prévoir un nombre de places limité ?

J’adresse à Franck une moue gênée.

— C’est trop tard, j’ai écrit ouvert au public.

— De toute façon, dit Niels, si l’on procédait par inscription cela prendrait beaucoup de temps. Il faudrait prendre les réservations en amont et contrôler l’entrée le jour J. Il vaut peut-être mieux consacrer notre énergie à d’autres choses.

— Autant de se laisser la surprise, je dis en souriant.

Franck rit.

— Tu as l’air sûre de toi, ça me convient.

— Et ton copain, il va nous jouer quoi ?

Je fais écouter à Franck un morceau du nouvel album de Malone. Je m’étire pendant qu’il écoute le morceau. Je prends sur moi, pressée de rentrer chez moi.

Il semble un peu surpris mais visiblement satisfait.

— Ok, récapitule Franck. Les membres du jury arrivent à dix heures. Ca nous laisse le temps de les accueillir avant l’affluence du … Comment as-tu appelé ça ?

— Le brunch concert, dis-je en tapotant avec mon crayon sur la page de mon cahier.

— Oui, voilà, le brunch concert à 11h.

— On installe en format café-concert, dis-je en traçant un demi-cercle avec mon bras. Tout autour de la scène ici.

Niels approuve.

— Ensuite, j’animerai la scène ouverte, dis-je.

— Parfait, dit Franck. On va la gagner cette finale. Topez-là !

Il me tend sa main levée pour taper dedans, puis la présente à Niels. Niels et moi, main en l’air échangeons un regard. Je suspens mon geste, gênée. Il pose sa main sur la mienne plus qu’il ne tape dedans.

Je détourne le regard et replace une mèche derrière mon oreille. Je reviens à Franck.

— Oui, ça va être super, dis-je en essayant de chasser Victor de mes pensées.

— Bonne soirée, lâche sèchement Léo à notre attention.

Une tressaillement m’envahit. Franck salue Léo et Niels lui adresse un signe discret. Je ne bouge pas. Aucun mot ne traverse mes lèvres. Je n’ose pas le regarder.

On entend ses pas résonner jusqu’à l’entrée et la porte claquer brutalement.

Hélène à l’autre bout de la salle regarde dans notre direction puis baisse à nouveau les yeux sur la table à débarrasser.

Franck tente de faire comme si de rien n’était. Le malaise est palpable. Je sais qu’ils sont au courant.

J’enroule mon écharpe autour de mon cou.

— Je vais y aller aussi, dis-je.

Il fait déjà nuit. J’ai hâte de retrouver Givre et de prendre une longue douche.

Je saisis ma sacoche et dépose l’anse sur mon épaule en dégageant mes cheveux.

— Bonne soirée, tout le monde, à demain.

Je passe devant Niels qui pose sa main sur mon bras pour arrêter mon mouvement. Il me donne un rouleau de citation du calendrier de l’avent.

— Il en restait un aujourd’hui, murmure-t-il.

Je resserre ma main sur le petit parchemin et le glisse dans la poche de mon manteau.

— Merci.

Je sors en hâte. Le nuit m’enveloppe d’une humeur encore plus morose. Je sens le poids de la journée émerger par les pores de ma peau.

Au coin du café, Léo attend adossé au mur, les bras croisés.

Je m’arrête.

— Tu m’attendais, je constate.

— Oui.

Son visage est fermé et ses traits tirés.

— Je veux que tu me donnes une autre chance Livia.

Un tremblement me parcourt lorsque j’entends Léo prononcer mon prénom en entier.*

— Ecoute Léo, dis-je hésitante. Je pense qu’on s’est déjà tout dit.

Il glisse ses doigts très délicatement entre les miens, entrelacés. Un frisson glacé me parcours, cette fois pas de plaisir mais d’effroi.

Il m’enveloppe de ses bras et me pousse doucement contre le mur en prenant soin de placer une main derrière ma tête.

Il secoue la tête, comme s’il refusait d’entendre.

— Non, tu étais énervée, tu m’as dit ça sous le coup de l’émotion. J’ai compris que tu avais besoin de temps. Je t’en laisserai autant que tu veux. Je veux être là pour toi.

— Non, Léo, je le pensais, je dis en appuyant mes mains contre son torse pour créer de l’espace entre nous.

— Pourquoi tu fais ça ? murmure-t-il, sa voix tremblante.

Il glisse ses mains sur mes épaules et me maintient en place.

— Léo, laisse-moi partir.

Il se penche un peu plus, son front presque contre le mien.

— Pas avant que tu m’écoutes vraiment, insiste-t-il, d’une voix dure.

Mon souffle s’accélère.

— Tu veux qu’on se sépare, mais tu ne m’as même pas laissé te montrer que je peux changer, qu’on peut arranger les choses. Tu penses que je vais accepter ça sans me battre ?

Je frémis. Je prends une grande inspiration et relève la tête pour croiser son regard.

— Ce n’est pas un combat, dis-je. Je ne veux pas qu’on se batte … Léo tu ne peux pas t’accrocher comme ça parce qu’on vient de passer quelques jours ensemble. Nous deux, ça ne peut pas marcher.

— Qu’est ce que tu veux dire, que je mérite pas d’être avec toi ?

— Ce n’est pas une histoire de mérite, dis-je au bout.

Je baisse la voix.

— Tu trouveras quelqu’un que tu aimeras et qui t’aimera. Mais ce ne sera pas moi.

Il recule enfin.

— Alors c’est fini, murmure-t-il.

— Oui, je déclare fermement.

Il semble s’affaisser. Je me fraye un chemin pour m’écarter de lui. Une effluve de son parfum me serre la poitrine.

— D’accord. Mais ne viens pas me dire un jour que tu regrettes, Liv’.

— Prends soin de toi, Léo.

Je m’enfonce dans la nuit, m’engouffre dans ma voiture. J’allume le contact. Les phares s’écrasent sur un brouillard épais. J’ai l’impression de devoir forcer pour le traverser et trouver un passage.

Je contiens le poids écrasant dans ma poitrine. Les vrombissements de la voiture l’amènent à monter dans ma gorge. Je le retiens en serrant les dents mais je sens la grimace déformer mon visage. Les larmes coulent doucement sur mes joues, je laisse échapper un hoquet. Puis d’autres.

J’allume la radio. La musique envahit l’espace de la voiture, je n’entends plus mes sanglots. Je sens les à-coup cogner dans ma poitrine.

On a tous le droit de faire sa route, de faire son choix.

Mes larmes redoublent mais mon diaphragme se relâche.

On a tous raison de se poser des questions, d’oser dire non.

Je me concentre sur la route dans le brouillard, essayant de contrôler mes pensées dispersées. Léo qui me tient fermement, qui chante Tu verras avec sa guitare, qui pose sa main sur ma hanche et m’entoure de ses bras.

Je me gare dans l’allée et monte l’escalier. J’ouvre la porte d’entrée. Givre bondit du canapé et me saute dans les bras. Je le câliné en enfouissant mon visage humide dans son pelage.

Je retire mes vêtements que je laisse en boule par terre et entre dans la douche. Je regarde pas la vitre Givre s’installer sur le tapis de bain et regarder le jet d’eau jaillir de la pomme de douche.

Je laisse l’eau déferler sur moi du sommet de mon crâne jusqu’à mes pieds.

Je sors de la douche et me sèche longuement. Givre lape les petites perles d’eau restées accrochées à mes chevilles.

J’enroule ma serviette autour de ma poitrine et tâtonne pieds nus jusqu’à gagner mon lit. Je reste assise un long moment dans le silence de la chambre, écoutant les soupires réguliers de Givre assis patiemment à côté de moi.

J’attrape le livre de Niels et touche du bout des doigts l’escargot sur la couverture.

Je lis les premières lignes avec attention.

Il était une fois un escargot qui un jour décida de faire ses valises.

Je feuillette, reviens sur les pages, prends le temps de relire plusieurs fois des passages.

La distance était le seul espace où la coquille pouvait respirer.

Je touche les mots du bout des doigts comme pour m’aider à y percevoir la profondeur qui m’avait alors échappée.

À l’intérieur, il découvrit que sa coquille était vaste. Il y planta des forêts de mousse, y suspendit des lucioles pour l’éclairer.

J’enfile mon pyjama en continuant à lire et m’allonge à plat ventre, Givre vient se nicher contre ma poitrine. J’engloutis le livre entier jusqu’à la fin, au moment où l’escargot qui rêvait d’une amie l’a trouvée.

Elle entra dans la coquille et resta sans voix. « Tu un monde entier qui ne fait aucun bruit. » dit-elle, finalement.

Je referme le livre et le glisse entre mes mains sous mon oreiller avant d’éteindre la lumière.

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