Le repaire de glace – Chapitre #12
Chapitre 12 – La pluie et le papier
Je maintiens mon parapluie en consultant mon téléphone. J’empoigne la laisse et serre la poignée contre moi, Givre tire vers le caniveau.
— Attends, Givre.
Je dis à voix haute pour moi-même :
— Je ne sais pas où l’on va.
L’écran humide ne réagit pas à mes commandes. Je l’essuie sur ma manche. La rue des Sources ne doit plus être loin. Je guette au prochain croisement.
Une vitrine colorée présente des tableaux grand format, des pièces de vaisselle et des accessoires. Givre se hisse sur ses pattes pour faire du lèche-vitrine au sens littéral du terme.
Je pousse la porte, une clochette retentit. Une vague de chaleur m’envahit, la pièce a l’odeur de l’encens. Une femme en chemise blanche m’accueille, ses cheveux sont noués par un petit foulard.
— Bonjour, je peux vous renseigner ?
Elle voit Givre arriver derrière moi et s’asseoir devant la caisse. Elle esquisse un sourire.
— Bonjour, oui, j’ai entendu parler de votre atelier. Je m’appelle Livia, je travaille au café Le Repaire.
Je regarde, autour de nous, les meubles en métal et les briques rouges du mur du fond de la pièce.
— J’ai vu sur les réseaux sociaux qu’une artiste proposait des ateliers de modelage ici.
La femme croise les main devant elle et me répond qu’il s’agit d’Héloïse.
— J’organise un mini-marché de Noël au café le 14 décembre. Est-ce qu’elle accepterait d’y participer en présentant des créations ?
— C’est dommage, dit-elle, Héloïse est en congés jusqu’à la fin de cette année. Vous pourrez la recontacter en janvier, je suis sûre qu’elle serait ouverte à des propositions.
— Ah, d’accord, je réponds en baissant les épaules, un peu déçue.
Des étagères tapissent les murs de la pièce. J’observe les céramiques et les bijoux exposés.
— Et vous, vous créez ?
Je regarde le badge qu’elle porte en plissant un peu les yeux pour pouvoir lire. Alizée.
— Oui. Je travaille le cyanotype. C’est une technique d’impression ancienne qui utilise la lumière du soleil.
Je hoche la tête.
— Je dispose des éléments végétaux ou des objets sur du papier ou du tissus, j’applique une émulsion photosensible, puis j’expose ma composition au soleil pour révéler des empreintes faites de nuances de bleu.
Le bleu.
Elle fait quelques pas pour me désigner des créations sur une étagère.
— Chaque instant est comme capturé et révélé par le bleu, je trouve ça assez poétique. Chaque réalisation est unique, car elle dépend des conditions de lumière et du mouvement des ombres.
Passionnée et conquise, j’observe en détail les objets confectionnés à partir de cyanotype. Sur les cartes en papier recyclé et les tissus, on devine des ombres de feuilles et de fleurs. On dirait que le bleu a grignoté toute la vie des végétaux qui étaient présents et qu’il a figé leur souvenir dans une vague de froid, à tout jamais.
Alizée m’attend patiemment pendant que j’observe ses créations.
— Je ne sais pas comment je n’ai pas fait le lien avant, dis-je, mais je travaille actuellement sur le thème Hiver bleu pour le mois de décembre. Seriez vous disponible, vous-même le 14 pour présenter votre travail ?
Je sors de l’atelier totalement absorbée par mes réflexions sur le bleu. Il ne me reste plus que deux intervenants à trouver, il ne faudra pas perdre de temps. De nombreux artistes ont sans doute déjà réservé leurs samedis pour participer à un ou plusieurs marchés de Noël dans les environs.
Givre dévale la rue, je halète derrière lui et ralentis la cadence.
— Doucement, petit loup.
Je passe devant ma librairie préférée, je ne peux pas me retenir d’entrer. L’odeur familière me réconforte du temps pluvieux dont je commence à me lasser. Je fais passer Givre avant de refermer la porte et salue la libraire.
— Salut Livia, me dit-elle. Comment vas-tu ?
— Très bien, je te remercie. Et toi ? Vous devez être bien occupés en cette période !
— Ne m’en parle pas, me répond-t-elle en en balayant de la main. Et puis Martin s’est cassé le coude alors j’ai du prendre une autre personne pour les fêtes. Mais, surtout, mon calvaire chaque année ce sont les paquets cadeaux. Je déteste faire ça !
Je lui souris et regarde les rouleaux à motifs en vente en évidence devant la caisse.
— Et toi, que deviens-tu ? J’ai cru comprendre que tu avais un nouveau travail.
— Exact, je réponds enthousiaste. Je travaille au Repaire depuis quelques semaines.
— C’est pas vrai, s’exclame-t-elle. Et comment ça se passe ?
Je jette un coup d’œil à Givre qui s’est assis à mes pieds et regarde tout autour de lui.
— Bien, je prends mes marques, dis-je.
— Et il n’y a pas que ça de nouveau, j’ai l’impression … suggère-t-elle en désignant Givre.
Elle s’accroupie pour se mettre à son niveau.
— Salut toi !
Givre, tranquillement assis, la regarde de ses yeux innocents avec curiosité.
Elle lève la tête et sourit attendrie.
— Il est trop mignon, dit-elle.
Elle suit mon regard qui parcourt les rayons.
— Tu as besoin de quelque chose en particulier ou je te laisse regarder ?
— Je vais regarder, je souris.
Givre marche lentement, suivant ma flânerie. Les titres des ouvrages se mêlent à mes pensées.
Je saisis un essai et le tourne pour lire la quatrième de couverture. Ces hommes qui m’expliquent la vie. Je me demande ce que Léo penserait de ça. A la lecture de l’extrait, je me revois derrière la table de mixage à le laisser me présenter le fonctionnement du matériel et je me sens idiote de ne rien avoir dit. Je repose l’ouvrage et mes yeux se portent sur un feuillet agrafé Vivre avec le regard des autres.
J’avance de quelques pas et contemple longuement une série de livres illustrés sur les oiseaux. L’un d’eux présente une jolie couverture réalisée à l’aquarelle arborant une mésange minuscule sur le toit d’une immense maison rouge.
Je repense au livre de Niels. Serait-il possible qu’il soit ici, parmi les rayons ?
J’interpelle la libraire qui range une pile d’ouvrages dans la section langues étrangères.
— Excuse moi, Constance. En fait, je cherche quelque chose, dis-je en remarquant alors que je suis gênée de le lui demander. Est-ce que par hasard, tu aurais le livre La grande demeure d’un auteur qui s’appelle Niels Stones ?
Elle se dirige vers son ordinateur et tape les références. Je devine a son expression qu’elle a trouvé. Je sens l’impatience monter au creux de mon ventre.
— J’en ai un par ici, dit-elle en me faisant signe de la suivre.
Elle se dirige vers le rayon jeunesse et sort d’un bac, un livre assez petit à la couverture verte faussement vieillie, qu’elle me place dans les mains.
— Et voilà !
Elle repart ranger sa pile de livres. Je cligne des yeux plusieurs fois.
Je tourne le bouquin pour lire la quatrième, le retourne de nouveau. Je pense qu’elle s’est trompée. Peut-être Niels a-t-il un homonyme.
Pourtant, tout concorde. La grande demeure. Niels Stones.
C’est un conte. Avec des illustrations artisanales réalisées à la plume. Sur la couverture est illustré un médaillon. Y figure un escargot extrêmement réaliste et détaillé.
Le sens du détail, je remarque.
J’achète le livre et je le fourre dans ma sacoche.
Je sors sans mon parapluie. Givre jappe contre une goutte d’eau qui lui est tombée sur le bout du museau. Je reviens sur mes pas.
— J’ai oublié mon parapluie, dis-je, à Constance en entrant une nouvelle fois dans la boutique.
Je tente de l’attraper en salissant le moins possible le sol avec mes chaussures trempées.
Givre pénètre avec hâte dans la librairie comme s’il pensait avoir obtenu un tour gratuit dans un manège. Je serre la laisse dans ma main.
— Non, mon grand, dis-je, on va rentrer chez nous.
Je regarde Constante à la caisse scanner les codes-barre d’exemplaires empilés, intitulés Carnets de Bleu. Je m’avance.
— Qu’est-ce que c’est, je lui demande.
Elle m’en tend un que je feuillette.
— C’est une autrice d’ici qui a fait ça.
— C’est vraiment amusant.
Je lis quelques passages, puis je lève les yeux et explique à Constance.
— Ca m’intéresse beaucoup pour mon thème, j’ai choisi d’intituler Hiver bleu la programmation du café pour le mois de décembre.
— Alors il faut absolument que tu lises Bleuets de Maggie Nelson ! s’emballe-t-elle. Je vois exactement pour quelles raisons tu vas l’adorer.
Elle part dans un rayon et revient avec un petit livre bleu moucheté de constellations.
— Ce n’est pas toujours joyeux, m’avoue-t-elle avec réserve. Alors prépare-toi une bonne romance de côté pour t’octroyer quelques respirations. Par contre, il est poétique et philosophique à la fois. Je sais déjà que tu seras convaincue.
J’achète Carnets de Bleu, Bleuets et un marque-page illustré d’une scène de Noël avec des animaux de la forêt qui trônait sur le comptoir.
— Dis-moi Constance, dis-je en réorganisant le rangement de ma sacoche pour faire tenir tous les livres à l’intérieur. Tu serais disponible le 14 décembre ? J’organise un tout petit marché de Noël au Repaire. Ca pourrait être sympa que tu viennes présenter aux clients tes coups de cœur du moment.
— Si tout le monde m’achète autant de livres que toi, je suis sûre de faire une bonne affaire, se moque-t-elle gentiment. Ca me plairait en tout cas. Je te confirme ma présence dans la semaine, si ça te convient.
— Bien sûr, merci Constance.
— C’est moi Livia. Je te remercie de me faire confiance.
J’indique à Givre que nous partons, bel et bien cette fois-ci. J’ouvre mon parapluie et le guide vers la gauche en sortant de la librairie.
— Direction la maison !
Je secoue le plaid pour l’installer sur le lit et le lisse avec mes mains. Givre s’engouffre dessous et tourne dans tous les sens en contenant de petits aboiements. Je relève la couverture et l’attrape à deux mains par les flancs. Il bat des pattes et baisse la tête pour tenter de creuser un tunnel.
— Ca suffit, maintenant, dis-je en riant. J’ai besoin de me reposer !
Je tire le coin du plaid pour le disposer correctement et me glisse dans le lit. Je creuse mon coude pour que Givre vienne s’y lover. J’ai pris avec moi les trois livres que je viens d’acheter.
Je règle son compte à Carnets de Bleu avec avidité, pioche quelques passages du livre Bleuets que je me promets d’emporter avec moi au travail demain.
Je feuillette intriguée le livre de Niels.
C’est l’histoire d’un escargot qui décore l’intérieur de sa coquille, se fait un ami limace et à la fin ils partent ensemble en direction du soleil jusqu’à pouvoir le toucher. Je referme le livre et reste un instant perplexe.
Je regarde la couverture et suis des yeux les fines spirales de la coquille réalisées à l’encre avec précision.
L’écran de mon téléphone s’allume. J’ouvre le message et sens une décharge glaciale retentir dans mon corps. Victor m’a écrit.
Tu ne veux toujours pas me voir ? Tu ne pourras pas m’éviter indéfiniment.
J’enfouis ma tête dans le ventre pelucheux de Givre. Je m’applique à respirer en suivant le rythme de ses ronflements. L’angoisse, malgré cela, m’assaille par instants. Je laisse la lumière allumée sur la table de nuit et tente de m’endormir.