Le repaire de glace – Chapitre #9
Chapitre 9 – Hiver bleu
La lumière filtre à travers les rideaux. La journée ensoleillée qui s’annonce hausse déjà mon humeur.
Prête et impatiente, je traîne le panier à linge jusqu’à la machine à laver. Givre me suis dans le couloir de la chambre à la salle de bain, dans les deux sens. J’attache mes cheveux et dépose dans ma sacoche quelques ouvrages d’art et de décoration. Je m’agenouille auprès de Givre et le caresse.
— Allez Givre, ne fais pas trop de bêtises aujourd’hui. Je reviens cet après-midi et on fera une balade.
Il aboie joyeusement tandis que je l’embrasse une dernière fois dans le duvet de son cou.
— Bonne journée !
Je débarque en trombe dans la salle du Repaire.
— Eh bien, Livia, quelle énergie ! remarque Hélène.
— Bonjour Hélène, oui, je suis impatiente d’animer le karaoké ! Et toi, comment vas tu ?
— Eh bien moi, je suis ravie de ne pas y participer !
Je ris.
— Oui, tu vas enfin pouvoir te coucher tôt.
— Avec un bon bouquin et je ne me lèverai pas demain.
Je file saluer Franck et Niels dans la cuisine et retourne au comptoir retrouver Hélène.
— Léo n’est pas encore arrivé ? je demande en regardant autour de moi.
— Non, mais c’est toi qui es en avance, s’amuse-t-elle. Prends un café en attendant.
Je sors les livres d’inspiration de mon sac et mon carnet de notes. Je griffonne des références et réalise quelques croquis. En plus du karaoké de ce soir, il me reste le marché de Noël des artisans à finaliser. J’aimerais aussi proposer un autre atelier, au moins, un mercredi après-midi pour toucher un public familial. Je sors mes listes de tâches à réaliser, cela représente beaucoup de travail en seulement trois semaines. Je ne compte même pas la préparation de la finale pour Blues en hiver.
Un doute me gagne. J’ai peut-être un peu présumé de mes forces.
— Voilà Léo, m’indique Hélène avec un regard chargé de sous-entendu.
Je me retourne sur mon tabouret.
— Salut, salut, claironne-t-il.
Il s’avance et dépose un seul baiser sur ma joue, il part saluer Hélène et s’en va vers la cuisine.
Il revient avec une assiette de chouquettes, qu’il tend à Hélène, puis à moi.
— Bien dormi ? me demande-t-il.
Je pioche une chouquette et me contente de sourire pour moi-même. Léo m’interroge du regard. Je reste silencieuse. Il saisit lui aussi une chouquette et l’enfourne dans sa bouche. On entend la grosse voix de Franck s’échapper de la cuisine.
— Léo, ne mange pas toutes les chouquettes ! C’est pour toute l’équipe.
Il m’adresse un air faussement désolé et saisit son tablier.
— Tu installes le karaoké dès ce matin Livia ?
— Oui, je t’attendais pour qu’on le fasse ensemble, si tu as le temps. Je voudrais être sûre que tout fonctionne avant midi. Ca me laisse plus de temps pour anticiper si quelque chose ne marche pas. Peut-être même que j’aurais le temps de faire une pause, je voudrais emmener Givre se dégourdir les pattes.
Léo m’adresse un regard attendri. Le claquement de la porte attire son attention.
— Je vais m’occuper des premiers clients et je te rejoins.
— Ok.
Je tire de grands rideaux noirs au fond de la salle et installe la table de mixage. J’installe les piles dans les micros. Mon ordinateur est chargé. J’ouvre les onglets sur mon navigateur, lance un morceau au hasard. Le son sort des enceintes.
— Tu as réussi on dirait, dit Léo en passant.
Je consulte les playlists qui peuvent amener le public à venir danser entre les chansons. Je trouve une liste « Ambiance soirée » qui ferait l’affaire. Je m’impatiente vraiment !
— Un deux, un deux, je teste dans le micro.
Léo se calle contre mon épaule et me tend la main pour le récupérer.
— Allez Livia, s’exclame-t-il, il faut tester le matos correctement. Je vais te faire une démo.
— Ok. Je souffle.
Sans attendre de réponse, il lance une vidéo sur mon ordinateur. Les quelques clients qui prennent leur petit déjeuner se retournent avec curiosité.
— Vous connaissez mon amie Livia ? demande-t-il. Elle nous a rejoints pour vous faire passer des moments inoubliables. Mais vous verrez qu’elle aussi elle est inoubliable.
Il m’adresse un sourire mutin et enchaîne :
— Le Repaire, tous ensemble.
Léo mime le geste de frapper dans les mains pendant l’intro de la chanson, à l’attention des clients. Les paroles projetées faiblement sur le rideau dans le plein jour du matin défilent au rythme de la musique que j’ai paramétrée au volume minimum. Léo pose sa voix sur les couplets avec application.
C’est tellement rien d’y croire, mais tellement tout pourtant.
Un homme blond suit la scène en portant son croissant à sa bouche. Une femme frappe des mains avec sa petite fille qui se dandine d’un pied sur l’autre.
La musique s’emballe. Léo croise mon regard et rougit. Il se retourne vers la salle. Ce sera nous dès ce soir. Sa voix vacille un peu. A nous de le vouloir. Il reprend contenance et chante plus fort. Ce sera nous dès demain, à nous le chemin
Pour que l’amour qu’on saura se donner
— A toi Livia !
Des clients encouragent gentiment. Je fredonne derrière Léo.
Nous donne l’envie d’aimer.
De profil avec son micro, Léo a l’air de Zac Efron, en blond. Il vient me chercher derrière la table de mixage, m’attrape par la main et me fait tourner sur moi-même. Quand la musique s’arrête, quelques applaudissements s’échappent de la salle.
Mes mains tremblent. Je récupère le micro, le range dans son étui et lance une musique d’ambiance de Noël.
— Allez, ça suffit pour le moment, je déclare en coupant le son.
Je me réfugie à ma place au comptoir. Léo me rejoint et se place dans mon dos. Il pose ses mains sur mes épaules. Je me retourne vers lui et me mord la lèvre.
Il me regarde silencieux, contient son hilarité.
J’ai envie de rire autant que de disparaître. Il est quand même gonflé, je me dis. En tout cas, ce n’est pas Victor qui aurait fait un truc pareil. Je commence à avoir chaud dans mon gilet. Je me dégage de son étreinte et retourne m’asseoir sur le tabouret.
Franck sort de la cuisine. Niels, derrière lui, passe son poignet sur son front en sueur.
— Eh bien maintenant que vous nous avez fait la promo, j’espère qu’on fera salle comble, ce soir, déclare Franck.
Léo réagit à la blague de Franck et repart en salle comme si de rien n’était.
— Heureusement qu’il fallait tester le matériel, marmonne Niels.
Je lui adresse un sourire nerveux.
— En tout cas, le matériel fonctionne, dis-je d’un ton professionnel.
Je feuillette mes prises de notes, en prenant l’air particulièrement concentrée.
— Il ne me reste plus qu’à imprimer des tickets pour que les participants inscrivent leur prénom et le morceau de leur choix.
Franck attrape une tasse propre, les garçons s’accordent une pause. Je saute sur l’occasion.
— Au fait, Franck, je voulais te demander quelque chose.
Il lève à peine la tête.
— Hier soir, quand je suis rentrée, Givre avait … Disons qu’il a fait un sacré sort à mes affaires. Je pense qu’il s’ennuie tout seul. Tu crois que je pourrais l’emmener avec moi ?
Franck me regarde, haussant un sourcil.
— Tu veux dire, ici ?
— S’il est sage … j’insiste. Et, il a l’air d’adorer les gens. Il plairait sûrement aux clients.
— Il ressemble à s’y méprendre au renne de ton histoire, ajoute Niels, je pense qu’il aura une sacrée cote.
Franck nous regarde tour à tour. J’ouvre de grands yeux suppliants et joins les mains, profitant de l’intervention de Niels pour le faire plier.
— On peut faire un essai la semaine prochaine. Mais il ne met pas un pied dans la cuisine, ok ?
Une patte, je corrige intérieurement.
— Promis, je réponds. Merci !
— Et il faut qu’il soit propre, s’écrie-Franck déjà reparti.
— Il le sera !
Je reprends mes notes en fredonnant. Je trouve un surligneur en fouillant dans ma trousse. Je parcours les pages de mon carnet recouvertes d’idées à la recherche de celles qui me permettraient de réaliser tous les évènements. Et qu’ils soient réussis.
Je priorise et rédige une ultime liste en ordonnant les points les plus incontournables. L’ensemble a vraiment de la chance de plaire au public. Si j’avais un temps infini devant moi pour tout préparer. Je m’encourage à persévérer en chipant la dernière chouquette.
Je passe de nouveau la porte du Repaire. Givre a vraiment profité de sa balade. J’avance en pensant attendrie à sa petite frimousse. Je me suis déjà complètement attachée.
Je regarde émerveillée, ne me lasse pas des guirlandes colorées et des suspensions.
Deux jeunes femmes, installées, ont sorti la boîte de création de boules de Noël. Le matériel de peinture jonche leur table. Elles rient en illustrant leurs boules sur les sous-mains bleu ciel.
— Ne trainons pas, dit Franck installé au comptoir.
Il appelle Niels en tournant la tête en direction de la cuisine, pendant que je déballe mes affaires.
Nous attendons. Franck rappelle plus fort.
— Je vais le chercher, me dit-il.
Je mordille le bout de mon stylo. J’espère trouver les arguments pour convaincre Franck de programmer l’ensemble des évènements dont j’ai eu l’idée. Tous les mener à bien nous amènerait à toucher plusieurs publics et à les fidéliser.
Si je parviens réellement à les concrétiser.
Un enfant fait le tour de la salle en babillant. Il longe le comptoir et attrape une guirlande indigo aux éclats argentés.
— Salut, toi.
Le petit me répond par un joyeux cri d’exclamation, il secoue la guirlande puis tire d’un coup sec. La guirlande casse sous son poids. Il se retrouve sur les fesses et regarde surpris autour de lui.
— Oups, je lui dis en riant et lui tendant la main.
L’enfant me jauge un instant, puis rit aussi. Il dépose dans ma main le petit bout de guirlande cassée. Je l’aide à se relever.
— Mince alors, Milo, tout va bien ? demande un jeune homme barbu arrivant à grandes enjambées.
— Je crois que oui, je lui dis.
Il prend le petit dans les bras et remarque le bout de guirlande dans ma main.
— Eh bien, plaisante-t-il, Milo, tu arraches la décoration …
Il lui tapote le bout du nez.
Je hausse les épaules, lui signifiant que ce n’est pas très grave.
— Ma femme Jenny travaille le fil et le tissus, dit-il en jetant un regard circulaire au café. A la maison, nos guirlandes et nos décorations sont cousues-main, me dit-il. Cela évite à ce petit coquin d’en faire des confettis.
Je le regarde intriguée.
— La salive part en machine, ajoute-t-il en riant.
— C’est vraiment une bonne idée !
L’homme et Milo regagnent la table où ils étaient installés.
Niels entre par la cuisine en abaissant les manches de sa chemise. Il s’accoude au comptoir. Une légère odeur de cuir et de tabac parvient à mes narines. Franck le suit et s’installe.
— Bon allez, dit-il en regardant sa montre. Livia tu commences dans une demi-heure ? Ca nous laisse un peu de temps.
Il croise les bras et nous considère un instant.
— Je voudrais savoir où vous en êtes au sujet de l’évènement de candidature à Blues en hiver. Niels, pour commencer as-tu eu des idées de menus ?
— J’ai deux propositions, annonce-t-il. Un menu dans des tons chauds, autour de produit de saison, les agrumes et les épices. J’ai aussi pensé à un deuxième menu, on pourrait revisiter des classiques dans les tons plus froids, revisités avec des touches de bleu pour jouer sur le mot Blues : des chips de légumes, des brochettes de poulet rôti au romarin, des macarons myrtille ou des sushis sucré-salé avec une sauce aux mûres.
Sa voix me berce. Pendant qu’il parle, j’imagine Hansel et Gretel visiter le pays des merveilles où sucreries acidulées côtoieraient des personnages en mûre et en myrtille dans un palais de glace.
Franck un doigt sur les lèvres semble également plongé dans une intense réflexion.
— Le premier menu est plus sûr, déclare-t-il.
Niels hausse les épaules.
— C’est vrai.
Je projette sa vois rauque continuer de conter les histoires du pays des merveilles de glace. Son timbre profond et doux raconterais à merveille un écureuil perdu enfermé dans une boule à neige, les stalactites éternelles qui ne cessent de creuser la terre jusqu’au printemps.
— La couleur bleu, je murmure.
Franck lève le menton vers moi. Je cherche encore comment ordonner mes pensées.
— Oui, le menu est plus audacieux, dit-il.
Niels attend mes explications en faisant rouler ses doigts sur le comptoir.
— C’est ça qu’il faut faire, dis-je. Le karaoké de glace avec la neige sur le dessert. Nous avons installé des guirlandes bleues et des boules à neige. Il faut continuer comme ça ! J’avais proposé trois évènements avant le 23 décembre, en plus du karaoké. Nous allons, tous ensemble, avec les clients, transformer le café en un Palais de glace dans lequel l’hiver serait entièrement bleu.
Franck me regarde un instant incrédule. Je prends conscience que mon soudain enthousiasme pour un monde imaginaire monochrome pourrait me faire passer pour une Reine des neiges complètement décalée. Je prends le risque d’aller au bout de mon idée.
— On va installer ici un vieux tourne disque, il faudrait qu’il soit blanc ou bleu, comme tout le reste. On va dégager une piste de bal permanente. Les gens pourront danser sur de la musique à toute heure, même quand la musique est douce, comme ce matin.
Niels lève brièvement les yeux, puis raccroche mon regard, concentré sur mes explications.
— On va proposer de nouveaux ateliers de création et compléter la décoration pour qu’elle soit encore plus immersive et qu’elle nous plonge dans un univers. Ce serait vraiment bien de pouvoir proposer atelier de cuisine pour des parents et leurs enfants. Niels, est-ce que tu serais partant ?
Une vague de froid parcourt ma nuque. Je redoute sa réponse, inquiète de lui avoir peut-être trop forcé la main.
— Hmm, d’accord.
— Génial, je m’exclame, soulagée. On terminera par le mini-marché de Noël, quelques jours avant le 23 décembre. Trois artisans proposeront des idées de cadeaux de Noël qui donnent vraiment envie de les offrir à ses proches. Cela pourraient être eux qui proposeraient les ateliers de décoration, d’ailleurs ! On pourrait aussi organiser une dégustation des premiers essais de Niels pour que les clients nous donnent leur avis et on sera prêts pour la finale !
Franck reste de marbre.
— Ça a l’air ambitieux. Tu es sûr que ça ne va pas faire trop ?
— Pas si tout le monde s’implique, je réponds, sûre de moi. Ce serait une manière de créer un lien avec les clients et de les faire participer.
Il hoche la tête tout en réfléchissant.
— Il faut dire qu’il faut mettre la barre haut, vu notre concurrent.
Je soutiens son regard, priant intérieurement pour qu’il accepte de me laisser les commandes sur ma proposition, mais il regarde ailleurs.
— Ce Victor, il a vraiment la classe, remarque-t-il. Et il est tellement sympathique ! Je ne l’avais encore jamais rencontré en personne.
Mon engouement retombe immédiatement. Devant notre absence de réaction commune, Franck se croit obligé d’expliciter son avis.
— Son établissement est un tel modèle d’élégance et son concept est devenue une telle institution pour les amateurs de musique. Je me demande comment il a pu parvenir à une telle qualité. Il mérite sa notoriété, c’est très impressionnant.
Une énorme boule au fond de mon ventre remonte le long de ma gorge.
Niels crispent ses doigts sur le comptoir. Je me demande s’il redoute ma réaction. Je ferme un instant les paupières, consciente que la remarque de Franck m’a trop touchée pour ne rien laisser paraître.
— Il y a quelque chose qui ne va pas … déduit Franck en posant un regard sur moi.
J’ai du mal à contenir le tremblement dans mes épaules. Je me force à déglutir pour ne pas laisser de larmes me monter au visage.
— Il y a un problème avec ce Victor ?
Je reste muette, le corps figé. Je tente de contenir ma colère et ma rancune. Je souhaite plus que tout au monde que Victor ou bien mon passé disparaisse, qu’Ambroisie l’engloutisse une bonne fois pour toute et qu’on n’en parle plus.
— Non, dis-je d’une voix rauque.
Niels remue nerveusement les poignets.
— Enfin si, j’admets, déterminée à raconter même si cela devait me décrédibiliser. Ce n’est pas grand chose en fait, mais Victor … ou plutôt Ambroisie …
Je cherche la façon de dire les choses pour être proche de la vérité sans donner à Franck l’occasion de conclure à un gros échec professionnel.
Niels, tendu, se lève et part en direction de la cuisine.
— Tu peux rester, toi ! gronde Franck d’une voix caverneuse. Notre petite Livia est toute embêtée et tu t’en vas comme un malpropre. Je te supporte bien quand tu t’embrouilles avec Léo. Tu pourrais au moins la soutenir un peu.
Niels se contente d’un regard indéchiffrable avant de quitter la pièce.
Franck serre un instant les poings, puis puis les relâche.
— Léo a quand même raison, c’est un ours, grommèle-t-il.
Déconcertée, je regarde la porte de la cuisine, puis son visage fermé. Je vérifie que Niels s’est bel et bien éloigné.
— Je pense que tu te trompes, je dis à voix basse.
Franck se redresse sans tenir particulièrement compte de mes paroles et se sert un café.
— Il me soutient, au contraire, je lui affirme. Pendant la réunion, il a vu tout de suite que j’étais mal à l’aise. Il m’a mis une main dans le dos pour me faire comprendre que j’étais pas toute seule et il a repris la main en discutant avec Victor.
Franck semble surpris, presque décontenancé. Il tient l’anse de sa tasse en restant immobile. Son visage se ferme à nouveau, il semble un moment plongé dans une longue réflexion.
— Lui ? Vraiment ?
Il fronce les sourcils, perplexe.
— Bon, tant mieux, dans ce cas, s’il t’a aidée.