Roman de l'avent

Le repaire de glace – Chapitre #8

Chapitre 8 – Flux et reflux

Je trouve l’enseigne du bar indiqué par Léo. Il est dix-neuf heures dix. Je lui envoie un message. Je suis arrivée.

On est installés dans le coin à gauche. Entre. Envoie-t-il immédiatement.

Quatre personnes en plus de Léo sont installées autour d’une table basse. Léo s’empresse de me faire une place à côté de lui sur le canapé.

— Voici donc Livia, me présente-t-il. Elle travaille avec moi au Repaire.

Il adresse un léger clin d’œil à mon attention.

Nous échangeons nos prénoms. Le tour de table passe vite, et dans le bruit ambiant du bar, je n’en mémorise aucun.

— Tu bois quoi, demande Léo ?

— Un khir violette je pense, dis-je en me levant.

Il me barre le passage.

— Ne bouge pas, j’y vais.

J’adresse un air gêné à la femme rousse à ma droite.

— Alors, tu viens de commencer au Repaire ?

— Oui, oui, je bredouille en regardant autour de moi.

Le bar est saturé d’appliques et de lumières suspendues. Les décorations de Noël clignotent et détournent mon attention. La musique résonne fort, notre table se trouve juste en dessous d’une bafle.

— Est-ce que tu travailles, toi ? je demande à la femme.

— Oui, je viens de finir mes études en école de commerce.

— Qu’est-ce que tu aimerais faire maintenant ?

Elle rit et écarte les mains, désolée, avant de les poser sur ses genoux.

— Je n’en sais rien. Je pense que je vais envoyer des CV. Mais je ne sais pas trop où.

— Oui, ce serait bien que tu trouves un job, raille l’homme brun assis en face d’elle. A chacun son tour de payer les verres.

Quelques éclats de rire fusent. La femme rousse joue celle que la remarque n’atteint pas.

— Et toi, reprend-t-elle. Tu organises des concerts et des soirées karaokés, c’est ça ?

Je m’aperçois que je joue avec mes doigts et coince mes mains entre mes genoux.

— Je travaille sur la programmation du café, donc j’organise des concerts, des expositions, des ateliers … Il s’agit de créer un espace où les gens peuvent se rencontrer, découvrir des intervenants locaux et prendre le temps de réaliser des activités.

Je n’entends même pas ma voix sur la musique, mais tous ont l’air accrochés à mes lèvres.

— Ça doit être trop chill comme boulot, s’exclame le brun. T’écoutes de la musique et tu rencontres des gens sympas toute la journée. Moi, j’adorerais un truc comme ça !

Je souris poliment. Léo arrive avec mon verre, qu’il me tend, et garde le deuxième. Il se laisse tomber sur le canapé qui rebondit sous mes fesses, et place un bras sur le dossier, juste derrière ma nuque.

— A la tienne ! me dit-il joyeusement.

Puis il me glisse à l’oreille :

— Je suis content que tu sois venue.

— C’est toi qui choisis les playlists qu’on entend dans le café aussi ? dit-une blonde aux cheveux très courts.

Je cherche le regard de Léo. Il discute avec le brun et l’autre homme, petit et menu vêtu entièrement de noir.

— Heu … Ca dépend. Je réponds à la femme qui m’a posée la question.

Je regarde les bulles remonter le long des parois de son verre, je ne trouve pas utile d’ajouter les détails concernant la mise en place de l’ambiance, déjà lassée autant de de devoir pousser ma voix que de parler de mon travail.

Léo rejoint notre conversation.

— Par contre, elle fait des photos magnifiques ! C’est une vraie artiste.

Il énonce le nom du café à retrouver sur les réseaux sociaux. Trois des amis tapent le nom et regardent la page avec les photos des évènements.

— A partir du concert, là, regardez ! dit Léo en montrant l’écran de son téléphone. Elle a un vrai truc, non ?

Plusieurs têtes approuvent.

— Et tu as aussi une très jolie voix.

— Arrête, dis-je à Léo, tout bas. Je me concentre sur la femme blonde avec la salopette en jean qui remet du rouge à lèvres. Je voudrais lui demander si elle a brodée elle-même les motifs sur ses poches.

— Ah, s’exclame le brun, alors vous pourriez former un groupe !

— On serait vos plus grands fans, s’écrie la blonde. Il faut vous trouver un nom.

Electro-folie ou Les blonds de minuit.

D’autres propositions s’entremêlent à des exclamations. Léo renchérit, son verre à la main et pousse de grands éclats de rires avec les autres. Je cherche comment changer de sujet. L’homme habillé en noir me relance :

— C’est pas trop compliqué de trouver des musiciens qui veulent jouer pour pas trop cher ?

Je replace une mèche de mes cheveux derrière mon oreille et tente de sourire.

— Ce n’est pas vraiment la question que je me pose quand j’en cherche. En fait, j’aime surtout trouver des artistes du coin que j’aimerais faire découvrir, quel que soit le domaine.

Je pense au mini-marché de Noël que j’ai promis à Franck et pour lequel je dois encore trouver un ou deux artisans. J’écoute Léo d’une oreille, il a repris la discussion avec son voisin de gauche sur des souvenirs de leurs meilleures soirées.

— Livia, on organise une sortie paintball la semaine prochaine, ça te dirait de venir ? propose la femme blonde.

— Je ne sais pas, je pense …

Je m’apprête à expliquer que je serais sûrement très occupée par mon travail. Le brun fait un grand geste et s’écrie au milieu du brouhaha :

— Franchement ce jour-là, il faut dire que Léonie nous avait bien soulée.

— Il faisait tellement froid.

Les trois hommes enivrés accompagnent leurs paroles de grands gestes. Les deux femmes se regardent en levant les yeux, lassées.

— De toute façon Léo, t’as toujours eu le don de choisir des nanas prises de tête.

— Oui, c’est quand même pas compliqué de leur montrer qui décide.

Je me tends. Je contracte les épaules et mon sourire s’efface. Je me contiens d’intervenir, la situation ne me concerne pas, mais je trouve les propos on ne peut plus déplacés. Je contiens mon élan excédé. Il vaut peut-être mieux que je prétexte aller au toilettes.

Léo saisit mon malaise et m’adresse un sourire crispé.

— Les gars, c’est bon, arrêtez, dit-il sans conviction. On va plutôt se faire un billard, ça vous dit ?

Les deux copains attrapent leur verre et bondissent hors de leur chaise. Léo passe devant moi et murmure avant de s’éloigner.

— C’est débile, oublie ça.

Il laisse glisser sa main du haut de ma tête jusqu’à la pointe d’une de mes mèches, son index frôle délicatement ma joue sur le passage.

— Je vais fumer une clope, déclare la blonde froidement. Ils me gonflent tellement quand ils sont comme ça.

Je ne peux m’empêcher de hocher la tête en même temps que ma voisine. M’étirant les épaules, je tente de faire passer le malaise et pense à Givre qui doit avoir faim.

La rousse revient du bar, les nombreuses boucles à ses oreilles s’entrechoquent. Elle dépose devant moi un cocktail orangé. Une rondelle de pomme et une feuille de menthe flottent à la surface.

— Allez, cadeau. Il a raison, il faut oublier ça, me dit-elle joyeusement.

— Merci. Qu’est-ce que c’est ?

— Ils appellent ça un Music moment, je me suis dit que ça te plairait. Tu peux boire tranquille, il y a juste un peu de gin … et de champagne, plaisante-t-elle.

Son attention me donne du baume au cœur. Je trinque volontiers.

— J’adore ta tenue, me dit-elle. J’adorerais intégrer quelques petites touches glam ou rock, comme toi, à mes tenues.

— Merci, je réponds. Tu pourrais, je pense que ça t’irai bien.

Nous parlons de Pinterest et des tableaux d’images que nous réalisons pour nous inspirer sur différents sujets. Les propos des amis de Léo sur son ex me saturent le cerveau, je fais un effort pour me concentrer, mais ma curiosité devient trop forte.

— Qu’est-ce qu’il voulait dire, je demande en désignant le brun d’un signe de tête, à propos des copines de Léo ?

Elle semble hésiter, pesant ses mots.

— Oh. Léo a eu de sacrées histoires, dit-elle. C’est un charmeur.

Je regarde Léo, penché sur le billard. Lorsqu’il m’aperçoit, il laisse un instant ses yeux dans les miens. Son sourire discret d’abord, s’étire de plus en plus.

— A toi de jouer, gars, insiste l’homme en noir.

Léo se reconcentre et tire dans une boule.

— Du coup, je raconte à Léo, je lui ai fait cuire un steak haché. J’avais vu sur internet que de la viande de boucher, on peut lui en donner. C’était une sacrée coïncidence que je sois justement passée en acheter la veille !

Léo me raccompagne, étonnamment silencieux. Il a allumé la lampe de poche de son téléphone pour éclairer notre chemin.

— Tu verrais comme il est mignon ! Quand il me rejoint dans le lit, il jappe toujours deux fois avant de sauter. Je voudrais te le présenter !

Il ne répond pas et continuer à marcher en regardant devant. J’observe nos expirations projeter devant nous de petits halos blancs et disparaître dans la nuit.

Je sors la clé de voiture de ma poche et m’adosse à la portière.

— Merci de m’avoir raccompagnée.

Léo attrape doucement ma main dans la sienne. On dirait que son geste a assourdi la rue. Je desserre l’emprise, sentant ma poitrine tressauter lorsque mes doigts glissent un peu entre les siens.

— Ce que j’ai dit, tout à l’heure… c’était nul, s’excuse-t-il. Et je m’en veux. Ce n’est pas comme ça que je vois les choses.

Je le dévisage. Quelques réverbères projettent nos ombres sur le parking.

— Peut-être, je rétorque. Mais tu n’as rien dit non plus.

Léo baisse les yeux.

— C’est vrai, admit-il.

Je retire ma main. Léo me fait face, son torse me protège du vent. Contre toute attente, une sensation de confort m’enveloppe. Le visage de Léo, toujours rivé au sol est si près que j’y remarque quelques fines tâches de rousseur.

— Je suis vraiment désolé, Livia.

— C’est déjà bien de savoir s’excuser, je lui réponds doucement. N’en parlons plus.

Je pousse la porte de l’appartement, l’odeur familière de chaleur et de bois flotte dans l’air. S’ensuit une odeur acide, d’urine de petit chien.

Givre trottine et se poste devant moi, semble plutôt content de me saluer. Je m’émerveille de le voir, emmitouflé dans sa petite fourrure blanche jusqu’au bout des pattes. Je me mords les lèvres et m’agenouille pour le carresser.

— Givre, je souffle. Je suis désolée de t’avoir laissée si longtemps.

Le chiot piétine ma poitrine pour enfoncer sa tête dans mon cou, je le couvre de caresse. Je relève la tête, j’aperçois mes livres éparpillés sur le tapis, les pages froissées et déchirées. Des confettis de papiers forment une piste digne d’un chemin de randonnée. Je regarde la pendule qui indique qu’il est onze heure passées. Je ne me sens pas en colère, il serait malvenu de ma part de m’énerver. C’est moi qui ai laissé Givre livré à lui même.

Je me relève et garde mon manteau.

— Givre, je demande, tu es prêt ? Nous allons faire une petite balade.

Il remue la queue et jappe. Je vérifie, avant de sortir, la gamelle près du frigo. Givre semble avoir mangé de bon appétit.

Je le prends dans mes bras.

— Allez, viens !

Arrivée sur la plage, je dépose Givre dans le sable humide. Il se met à courir dans tous les sens, mais reste autour de moi. Ses pattes creusent des empreintes. Malhabile, il se fait quelques croche-pattes et reprend son équilibre chaque fois de justesse. Je contemple la mer orchestrer le spectacle de flux et reflux sous le ciel sombre. Je m’imagine un instant que c’est elle qui met en scène le vent, la respiration des vagues, les lumières de la ville.

Je sens le sel des embruns s’accrocher à ma peau. Je m’arrête et regarde Givre creuser un trou dans le sable. Il aboie et revient vers moi frotter sa tête contre mon mollet. Je me baisse pour le caresser. Repus de câlins, il m’adresse un regard pétillant et continue ses allers et venues.

Un immense soulagement me saisit de me sentir aussi libre. Etre seule à minuit sur la plage, petite, j’aurais tellement donné pour être déjà adulte et pour pouvoir faire ça.

Quand les vagues montent dans cette étendue noire, j’imagine qu’elles continuent leur route jusqu’à me toucher. Comme Givre et comme la mer, je peux aller et venir autant que cela me plaît. Je peux tourner autour de mon rêve et continuer de croire que je vais le toucher du doigt. Je vais m’en approcher, parfois m’en éloigner, mais je dois regarder droit devant, dans la lumière ou dans l’obscurité, jusqu’à le trouver.

Je repousse les souvenirs de Victor qui font surface et m’imagine les jeter au plus profond de l’eau. Un frisson me parcourt, peut-être le froid ou la sensation qui me revient des doigts de Léo glissant entre les miens. Je repense aux mots que Niels a prononcés avant d’entrer dans la cuisine. Des situations similaires peuvent aboutir à des conséquences différentes.

A moi de choisir la manière dont je veux faire les choses.

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