Journal de Louve #45 Les loups affamés
Ils sont deux et tu me dis Celui que tu nourris. Mais moi j’ai peur des loups, j’en faisais des cauchemars dont je parle le mieux quand je peux me cacher. Mais même dans mes cauchemars, le loup me découvrait.
Pourquoi en nourrirais-je ? J’ai les mains dans mes poches et retentissent les pièces, à peine me suffisent-t-elles pour faire mes propres courses. Je saute des repas.
Je m’en méfie partout, autant que les enfants à qui j’aurais lu le petit chaperon rouge en y mettant le ton, qui ignorent tout à fait que dans certaines histoires, le loup y finit bien.
Je serais prête aussi à fendre mes paupières afin de me promettre que le loup dévoyé ne me surprendra plus. Je me prive de nuits d’une saveur nouvelle, parce qu’il peut me fouiller après le hurlement.
Ce que je ne vois pas, trop enfouie sous la terre pour me salir assez, c’est qu’après hurlement ne s’ensuit parfois rien. Je ne prendrai pas le risque. Quand la pleine lune commence à peine à poindre, j’ai déjà ma cachette. C’est seulement ne rien dire en espérant qu’alors ce ne sera pas mon tour.
Je suis transie de froid à rester immobile, si malencontreusement mes doigts glissaient le long de l’écorce d’un arbre, ils se briseraient dans le bruit sec d’un corps de petit mammifère tombé mort sur le coup.
Ca ne marche que quand il ne me voit pas.
Ca ne marche que lorsqu’il y a assez de temps entre le moment où il m’a vue et le moment où quelqu’un viendra me sauver. Je n’ai aucun refuge, aucune échappatoire. Si mon esprit heurté n’en invente pas plus vite, il me dépècera en me crachant dessus si tel en est son choix.
Ou plutôt sa pulsion.
Je voudrais lui filer mes croyances en pâture, puisqu’elles m’étouffent sous ma grosse couverture d’affection façonnée de peluches et de sucre au biberon.
Mais une fois vomies, je remâche à mon tour les fils polyester et la barbe à papa. Il faut bien moi aussi me nourrir et comme ça c’est gratuit pour une éternité. Dois-je me punir avant qu’il m’ait trouvée pour ne pas qu’il cavale ?
Je dois tout de suite résoudre le problème, Je n’en serai pas capable. Disent et contredisent-ils d’une voix pernicieuse.
Je sais m’abreuver des grognements des loups, c’est un peu mon prénom.
Je sais que je devrais m’acheter une paire de moufles. Je pourrai au moins sortir les mains de mes poches. Je sais que je devrais nourrir le bon loup, mais j’hésite à savoir lequel est le bon quand le mauvais me peine.
Je veux sauver tout le monde avec un corps d’humain. Quand je pensais que j’étais une sorcière, j’aurais fait de ces bêtes de joyeux chats tigrés.
Je ne désire pardonner certaines créatures, celles qui dans ma cervelle rigide et un peu dévorée, les calculs expédiés mesurent de loin un risque bien avant l’accident. Je sais qu’en laissant s’installer des racines amères, elles vont me maintenir au fond d’un caniveau. Et que le loup rira.
Tu dis d’en rire aussi. Encore faut-il pouvoir en chemin ramasser ce qu’il faut. Encore faut-il voir autre chose que le froid et tous les grognements qui se promènent dessus, qui m’attaquent au présent, même si le loup lui n’attaque plus personne depuis à peine un mois. Faut-il réessayer avec une paire de moufles ou bien réessayer une journée d’été ?
Je peux aussi m’étendre, saler seule mes cauchemars et les donner aux loups pour qu’ils ne reviennent plus se nourrir à ma source. Je te perdrais avec. Pour l’heure trop immobile, je refuse d’être amie. J’ai ma petite dépouille à installer au creux de mes mains froides et attendre qu’elle ait terminé de haleter, peut-être en m’endormant quel que soit le prix. C’est un sommeil paisible qu’il me faut échanger contre les pièces rondes qu’il reste dans ma poche.
Photographie Silvia Trigo