Journal de Louve #36 Avant j’étais un corbeau
Avant, j’étais un corbeau.
Je construisais ma chambre avec des brindilles. Je chantais. On me louait souvent mon plumage sauvage aux reflets bleutés.
Je rêvais de m’envoler dans des villes que je m’imaginais. J’aurais chanté pour des fêtes, des mariages, des anniversaires pour toutes les autres espèces d’oiseaux.
Le grand corbeau perché sur la cime de notre arbre était comme un prophète. Il incitait les autres à venir se confier, on pouvait tout lui dire, selon ses sages paroles. Je m’enquis de lui révéler mon souhait, un soir où la lumière du soleil inondait notre parc d’une aura poétique et m’avait donné l’élan de partager mon rêve.
Tu veux dire que tu veux batifoler et faire la fête toute la nuit, dormir le jour ? Partir d’ici pour compter fleurette sans jamais te soucier du lendemain ?
C’était sans doute à peu près ça et j’ai hoché la tête.
Il s’avança vers moi, son torse bombé haut, grommela de sa voix rauque que ce n’était pas ainsi que l’on gagnait sa vie. Hocher la tête n’avais pas dû être la bonne réponse. Comme c’était sans appel, je baissai les yeux, incapable de croasser, j’attendis en laissant déferler ses règles du jeu décevantes, déglutissant avec peine, l’averse au dessus de nous commençait à poindre.
Lui savait comment vivre, lui de sa cime, puisqu’il voyait loin, m’assénait de trouver une stratégie qui puisse tenir la route, prévoir les saisons, avoir toujours plusieurs coups d’avance. C’était ça la réponse à une vie dangereuse. Je me recroquevillai en m’enveloppant de mes ailes pour cacher que ses mots s’infiltraient comme de petits parasites et avaient commencé à ronger mon estomac. Je ne comprenais pas.
Tu veux que je te fasse un dessin ?
Cela m’aurait peut-être aidée, mais cette fois j’ai secoué la tête. Ca semblait être la bonne réponse.
Lorsqu’il m’autorisa à retrouver mon nid, je battis des ailes. Sa patte robuste écrasant ma queue m’arracha trois plumes avant mon envol.
Retrouvant ma chambre de brindilles et les chansons que j’avais composées, je sentis poindre en moi hardiesse et insolence. Il me semblait tout de même que du haut de sa cime, si le corbeau prophète voyait peut-être loin, il ne faisait pas loi et ne voyait pas tout. L’expérience de vie semblait valoir la peine d’être vécue pour soi et je fis mes valises.
En suivant sur la carte le chemin d’un parc de la ville voisine aux couleurs chatoyantes, je m’installais au début de l’automne dans un arbre encore suffisamment feuillu.
Je me fis des amis avec qui je m’amusai d’abord trois jours et trois nuits, sans discontinuer. Ceux-ci étaient insouciants comme je l’avais souhaité. J’eu envie de sceller ces amitiés dans la durée, je donnais des plumes ou un coup de main à qui en voulait, prête à rendre service, à répondre au besoin. Retrouvant tantôt par ci, un petit tombé d’un nid, collectant pour la pie les objets convoités. Chaque matin, épuisée en retrouvant ma branche, j’entendais de nouveau l’appel d’un semblable auquel je m’empressais alors de répondre.
Pendant ces trois journées, je n’avais pas chanté.
Le quatrième jour, invitée au déjeuner collectif, je fis la connaissance d’écureuil. Ecureuil est très joueur et se donne en spectacle en jonglant avec des noisettes. Je fredonne une chanson de ma composition pour l’y accompagner, ce qui suscite applaudissements et sourires ravis. Heureuse de l’harmonie de notre petit groupe, nous servons le dessert sur la nappe fleurie.
Le déjeuner s’étend jusqu’au début de soirée. Certains jouent entre eux à chercher des insectes, je me retrouve avec écureuil sur le bord du ruisseau. Il est d’humeur taquine et tente de s’approcher un peu près de mon plumage comme pour me tenter de chiper quelques bribes de mon duvet aux reflets bleuté. Je recule d’un pas et refuse fermement, cherchant du regard mes compagnons encore dans les parages. Je ne les aperçois pas et suis prise d’un frisson. Ecureuil lance une diversion, il me parle d’un temps où il jonglait sur scène, un sujet en commun que notre goût du spectacle. Je l’écoute à loisir appréciant l’intention de recréer entre nous quelque chose de plaisant, de se faire pardonner. Mais en fait il s’approche et commence à ramasser quelques plumes à mes pieds.
Tu n’en as pas besoin, elles seraient tombées de toute façon.
Je ne sais que répondre. Un peu hagard, je tente encore une fois d’inspecter autour de moi, espérant trouver les autres membres du groupe. Comme je suis retournée, écureuil en profite pour en subtiliser deux nouvelles sur mon dos. La douleur me parcours. Je le regarde sidérée, ses yeux me ciblent et forment deux boules noires sorties de leurs orbites. Sa convoitise n’a toujours pas pris fin. Je suis furieuse et pourtant, ma colère se tait enfouie dans mes entrailles, je veux lui renvoyer mais j’ai peur de blesser écureuil que je sens vulnérable sous les airs qu’il se donne, ses bras sont si maigres et son regard trahit une tristesse latente. Je regarde son torse. Va-t-il le bomber haut en m’assénant la manière dont je devrais agir ? Quoi que j’entreprenne, tout me semble risqué. En tentant un pas maladroit en arrière, je m’arrête, prenant soudain conscience que plus rapide que moi, il me rattrapera. Il arrache de mon cou encore deux autres plumes, quand le battement d’ailes de la pie nous interrompt tous deux.
Est-ce que ça va ici ?
Je m’enfuis vers mon arbre, sans un mot, je bats des ailes pour aller me réfugier dans mon nid. C’est en prenant ainsi mon envol que je repense à ces moments face au corbeau prophète et face à écureuil. Je n’ai même pas pensé une fois à m’envoler.
Je contemple les dégâts causés dans mon duvet, les reflets bleutés familiers sont toujours présents et me confèrent un soulagement. Mais mon plumage est parsemé de petits trous. Je ravale ma rage consciente qu’un jour il me faudra la sortir de moi. Je ne sais pas comment. Je tourne à grands pas dans ma chambre nid, fulminant et ruminant mes plus sombres moments. Je maudis écureuil, le grand prophète et les amis. Je maudis enfin surtout mon ambition absolue à répondre aux attentes, mon incapacité à bien me protéger. Je fais le vœu secret devenir une gardienne pour moi-même, d’apprendre petit à petit comment prendre soin de moi comme des autres en même temps. Je brosse mon duvet murmurant une chanson pour me rassurer, avant j’étais un corps beau, je vais apprendre à le redevenir bientôt.